A partir des années 1850, Gustave Flaubert commença l’écriture d’un ouvrage, resté inachevé, qu’il baptisa Dictionnaire des idées reçues. Le célèbre romancier y moquait les lieux communs, les clichés et les obsessions de la bourgeoisie française du milieu du XIXème siècle. A travers des définitions ironiques ou des aphorismes au second degré, il pointait les aspects ridicules du langage, de la conversation ou des modes de la classe dominante.
Ainsi, concernant le terme « décorations », et plus particulièrement « Légion d’honneur », il notait : « la blaguer, mais la convoiter. Quand on l’obtient, toujours dire qu’on ne l’a pas demandée ». De même, à propos de l’époque, il écrivait : « tonner contre elle. Se plaindre de ce qu’elle n’est pas poétique. L’appeler époque de transition, de décadence »…
On peut tenter d’imaginer ce que Flaubert, s’il avait vécu de nos jours, aurait pointé à propos du Brexit. Sans doute aurait-il ironisé : « le déplorer avec consternation. Mais toujours rappeler que les Britanniques regrettent aujourd’hui amèrement leur choix de quitter l’Union européenne ».
Car pour la caste dominante européenne et les grands médias qui lui sont proches, cela va de soi : le référendum du 23 juin 2016 a été une catastrophe pour le Royaume-Uni. Et une nouvelle consultation, si elle était organisée, verrait la masse des électeurs plébisciter le retour au bercail bruxellois. C’est d’ailleurs ce que ne cessent d’affirmer les instituts de sondage – ceux-là même qui avaient prévu, jusqu’au dernier moment, le rejet du Brexit…
Certes, une large part des citoyens qui étaient favorables à l’Union européenne sont probablement restés sur leurs positions. Et sans doute une frange de ceux qui avaient voté pour quitter cette dernière sont aujourd’hui déçus, car la situation économique et sociale du pays ne s’est pas améliorée miraculeusement.
En réalité, telle n’était pas l’objet de la consultation. Quitter l’UE permettait de retrouver la liberté politique de décision. Le gouvernement britannique n’est plus contraint d’obéir aux règles et décisions communautaires. Mais cette liberté nouvelle ne signifie évidemment pas que le pouvoir allait mettre à profit cette dernière pour enclencher une politique rompant avec l’idéologie libérale.
Les Conservateurs ont maintenu celle-ci de leur propre chef, et ont usé à cet effet trois premiers ministres, jusqu’à ce qu’ils soient battus par les Travaillistes en juillet 2024. Ces derniers, sous la houlette du très « modéré » Keir Starmer, ont… poursuivi les mêmes grandes orientations.
Au nom de l’assainissement des finances publiques (et du financement de la guerre en Ukraine), ils ont, entre autres, supprimé les mécanismes permettant aux retraités d’alléger leurs factures d’énergie, et viennent de couper dans les allocations pour les handicapés. Autant de décisions qui relèvent de leur responsabilité, et qui pourraient être inversées par un nouveau pouvoir sans que Bruxelles puisse s’y opposer. L’affaire est dans les mains du peuple britannique, et non de l’UE.
Le scrutin du 1er mai laisse entrevoir l’éventualité que M. Farage revendique le poste de Premier ministre le moment venu
Il faut donc accueillir avec prudence – le mot est faible – la fable selon laquelle les Britanniques seraient désespérés d’avoir voté en faveur du Brexit, et ne demanderaient qu’à inverser ce choix. Un événement vient du reste d’affaiblir ostensiblement cette thèse : le résultat des élections locales qui se sont déroulées le 1er mai dans le pays.
Les deux grands partis traditionnels essuient des revers particulièrement spectaculaires. Avec 15% des voix, les Conservateurs chutent de 10 points ; ils perdent 16 présidences de collectivités (ils en détenaient 50) et plus de 670 conseillers. De leur côté, les Travaillistes, avec 20%, dégringolent de 14 points, perdent une présidence et 190 conseillers. Pour leur part, les Libéraux-démocrates restent stables avec 17% des suffrages.
Mais le véritable coup de tonnerre est à chercher du côté de Reform UK, qui pour la première fois dans ce type de scrutin rassemble 30% des électeurs (et gagne 10 présidences, il n’en détenait aucune précédemment). C’est un véritable triomphe pour son leader charismatique, Nigel Farage (photo).
Jusqu’à présent, cette formation, classée à l’extrême droite par les médias européens dominants, était considérée comme marginale sur le plan parlementaire en raison du mode de scrutin législatif conçu pour éliminer impitoyablement les formations non traditionnelles.
Pourtant, lors des législatives de 2024, elle avait déjà réussi à envoyer cinq représentants à la Chambre des Communes. Et une élection partielle, également ce 1er mai, vient d’en élire un sixième, aux dépens des Travaillistes (dans la circonscription de Runcorn et Helsby, nord-ouest de l’Angleterre).
Dans ces conditions, le scrutin du 1er mai laisse pour la première fois entrevoir l’éventualité que M. Farage revendique le poste de Premier ministre le moment venu – les prochaines élections législatives auront lieu en 2029 au plus tard.
L’échéance est lointaine, mais le choc est actuel. Car le chef de Reform UK fut celui qui fonda l’ancêtre de ce parti, le UKIP, dont la raison d’être était précisément de réclamer la sortie de l’UE. Nigel Farage est du reste souvent baptisé « M. Brexit ». Qu’une telle personnalité sorte si clairement victorieuse des urnes, voilà qui déstabilise quelque peu la thèse officielle selon laquelle les Britanniques seraient désormais tombés amoureux, avec retard, de l’Union européenne…
Un accord commercial avec Washington aurait été impossible si le pays était resté membre de l’Union européenne
Et comme si cela ne suffisait pas, un autre événement vient compliquer encore la tâche des nostalgiques de Bruxelles. Le 8 mai, Donald Trump annonçait la signature d’un accord de libre échange avec Londres. Certes partiel, ce traité ramène la taxe sur les importations américaines d’automobiles anglaises de 27,5% à 10% (pour un contingent de 100 000 véhicules) ; et annule même celle de 25% appliquée aux exportations d’acier et d’aluminium. De son côté, le Royaume-Uni baissera ses droits de douane appliqués à l’éthanol et à certains produits agricoles.
L’accord devrait contribuer à maintenir des milliers d’emplois dans le secteur automobile outre-Manche, et apparaît comme une bouée de sauvetage pour une sidérurgie en perdition. Le Premier ministre n’a évidemment pas manqué de mettre triomphalement ce succès en avant.
Ancien militant anti-Brexit, Keir Starmer n’a en revanche pas insisté sur le fait qu’un tel accord aurait été impossible si le pays était resté membre de l’Union européenne. Pour l’heure, cette dernière continue à pâtir des fortes taxes imposées par Washington. Bruxelles, qui a le monopole des négociations commerciales au nom des Vingt-sept, n’a pas réussi, à ce jour, à les négocier avec l’hôte de la Maison-Blanche.
Mais pour les partisans de l’intégration européenne, qu’importe… La ligne officielle devrait rester invariablement un commandement très flaubertien : « le Brexit : tonner contre ! ».