Ce n’est pas encore la panique, loin s’en faut. Mais, dans les couloirs de Bruxelles, l’inquiétude pointe quant à l’évolution de la France sur les plans économique, social, politique, voire idéologique.
Officiellement, Bruxelles ne s’ingère pas dans la situation intérieure des Etats membres. Mais, au sein de la Commission comme de l’europarlement, nombreux sont ceux qui confient leurs états d’âme aux journalistes en poste auprès des institutions européennes. Avec l’espoir que cela se traduise par des articles à ce propos – ce qui fut récemment le cas dans plusieurs quotidiens.
Les préoccupations portent d’abord et avant tout sur les données économiques. Pas tant concernant la croissance atone – 1,2% en 2024, et 0,8 % prévu pour 2025 – puisque cette faiblesse est largement répandue au sein de l’UE, et qu’elle n’est pas le souci majeur des institutions communautaires.
En revanche, à Bruxelles, on scrute plus que jamais les finances publiques. Selon l’INSEE, le déficit public s’est établi à 169,7 milliards d’euros en 2024, soit 5,8 % du produit intérieur brut, après 5,4 % en 2023 et 4,7 % en 2022. C’est-à-dire très loin de la limite de 3% imposée par ledit Pacte de stabilité. Cela a entraîné, en juillet 2024, un nouveau déclenchement de la « procédure pour déficits excessifs » contre Paris.
En octobre de la même année, le gouvernement français a donc dû publier un « Plan budgétaire et structurel à moyen terme », qu’il a actualisé en avril 2025. Objectif : un déficit de 3,0% en 2030, et un pic de la dette à 121,7% du PIB en 2029. Le tout moyennant un « ajustement budgétaire » (comprendre : des coupes dans les dépenses publiques) de 110 milliards d’euros d’ici 2029.
C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre les restrictions budgétaires à hauteur de 44 milliards sur le budget 2026 que le premier ministre sortant, François Bayrou, comptait imposer. Parallèlement, la Commission avait accepté de reporter de deux ans, de 2027 à 2029, le retour à un déficit ne dépassant pas 3%, et donc de suspendre provisoirement la menace de sanctions financières. Mais l’épée de Damoclès n’a pas disparu.
La montée en puissance des mouvements sociaux n’est évidemment pas de nature à rassurer « les partenaires européens »
La montée en puissance des mouvements sociaux – manifestations et grèves d’ampleur inégalée depuis deux ans, notamment le 18 septembre, avant une nouvelle mobilisation annoncée par les syndicats pour le 2 octobre – n’est évidemment pas de nature à rassurer « les partenaires européens » de la France. Et les mobilisations pourraient se poursuivre voire s’amplifier, tant la colère est grande au sein du monde du travail.
Cette colère est d’abord tournée contre l’austérité renforcée qui se dessine, contre la dégradation des services publics qui résulte nécessairement des coupes budgétaires, et bien sûr contre la baisse insupportable du pouvoir d’achat pour des millions de salariés qui peinent de plus en plus à finir le mois. Une situation d’autant plus explosive que le nouveau premier ministre nommé le 9 septembre, n’a toujours pas formé de gouvernement, et se trouve en quelque sorte sous la pression de la rue.
De quoi angoisser Bruxelles, qui déplore en sourdine l’instabilité politique. De fait, Sébastien Lecornu est le cinquième chef de gouvernement depuis la réélection d’Emmanuel Macron en 2022. En outre, l’équation parlementaire demeure à ce jour insoluble, puisqu’il n’existe aucune majorité à l’Assemblée nationale depuis la dissolution de juin 2024.
Cette fragilité politique est d’autant plus problématique pour l’UE que la France est la deuxième économie du club, et qu’elle en est un membre fondateur. Surtout, la première élection d’Emmanuel Macron, en 2017, avait charmé les chancelleries européennes, Berlin en particulier : un président jeune et euro-enthousiaste prenait ses fonctions au son de l’hymne européen… De quoi réveiller les espoirs des partisans radicaux de la relance de l’intégration européenne. Mais Emmanuel Macron n’a cessé de voir sa popularité dégringoler. Il n’a été réélu en 2022 qu’en brandissant l’épouvantail Marine Le Pen.
En septembre 2024, la nomination de Michel Barnier à Matignon semblait pouvoir redonner espoir aux pro-européens : commissaire européen pendant dix ans, négociateur en chef des conditions du Brexit face aux Britanniques, l’homme avait toutes les lettres noblesse pour rassurer l’UE. Mais il échoua à faire adopter un budget.
Son successeur, qui fut en poste de décembre 2024 à septembre 2025, semblait lui aussi avoir toutes les qualités pour rassurer Bruxelles : François Bayrou fut pendant un quart de siècle, l’archétype du centriste pro-européen. Pourtant, dans les couloirs de Bruxelles, certains se sont alarmés de le voir céder à une « rhétorique eurosceptique ».
Il avait par exemple souhaité une réduction de la contribution française au budget de l’UE (comme d’autres pays l’ont obtenue), une revendication jugée « populiste » par certains, mais qui pourrait bientôt resurgir. L’intéressé aurait implicitement confirmé ce grief en confiant à une eurodéputée : « les Français attendaient un signe du gouvernement contre l’Europe ».
« Il y a une ambiance à Paris où même les centristes tapent sur l’UE, ça inquiète beaucoup ici »
Quant à son successeur fraîchement nommé, les experts bruxellois craignent que son attachement à l’intégration européenne ne soit pas assez enthousiaste. En tant que ministre des Armées sortant, il a certes plaidé pour la souveraineté militaire européenne, mais il n’a guère été assidu aux réunions des ministres européens. D’aucuns situent même sa sensibilité dans la filiation de la « droite sociale » de l’ancien adversaire du traité de Maëstricht, Philippe Seguin.
Cité par Le Monde, un haut fonctionnaire bruxellois confiait récemment : « il y a une ambiance à Paris où même les centristes tapent sur l’UE, ça inquiète beaucoup ici ».
Dans un autre registre, le ministre sortant de l’Economie, Eric Lombard, constatant l’ampleur de la mobilisation sociale, a concédé le 13 septembre que l’« effort » de réduction des dépenses prévu par François Bayrou pour 2026 « doit être réduit ». Et la plupart des partis contestent par ailleurs l’accord commercial UE-Mercosur négocié et promu par la Commission.
Bien sûr, aucune de ces prises de position ne reflètent un abandon de l’européisme de la part de la caste politique dominante. Mais de multiples signes trahissent une inquiétude quant à une impopularité croissante de l’intégration européenne. Dans ces conditions, et alors que la prochaine élection présidentielle prévue au printemps 2027 se rapproche, les dirigeants préfèrent désormais faire profil bas sur l’Europe.