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Paranoïa et querelles aux sommets

stylo ancienne cartouche

Deux sommets européens successifs se sont déroulés à Copenhague les 1er puis 2 octobre. La capitale danoise était pour l’occasion presque en état de guerre. Des moyens militaires de protection avaient en effet été envoyés sur place par l’Allemagne, la France, les Pays-Bas, la Pologne, de même que par les voisins finlandais et suédois, mais aussi par le Royaume-Uni, les Etats-Unis… et même l’Ukraine.

La mise en scène avait donc été particulièrement soignée ; c’est tout juste si les chefs d’Etat et de gouvernement n’avaient pas été priés de se présenter en treillis pour se réunir dans un bunker fortifié. Le ton était ainsi donné pour des échanges tout entiers consacrés à la manière de faire face à ce qui est décrit comme un péril russe grandissant. Le pays invitant avait même offert à chacun de ses hôtes un cadeau sous forme d’un stylo confectionné à partir de cartouches ukrainiennes utilisées (photo). Délicate attention.

Le contexte a également nourri ce qui s’apparente à une certaine paranoïa de la part des dirigeants européens, dont la plupart semble s’être eux-mêmes convaincus de leur propre propagande. Lors de la semaine précédant les réunions, de mystérieux drones ont survolé des lieux stratégiques des Etats membres de l’Union européenne (aéroports, bases militaires…) dont le Danemark justement, mais aussi notamment la Pologne, la Roumanie, l’Allemagne, la Belgique.

La thèse officielle consiste évidemment à pointer du doigt la Russie. Etrangement cependant, aucun de ces appareils – qui volent pourtant à faible vitesse et à basse altitude, feux de position allumés – n’a été abattu, ni même identifié. Comme si l’on craignait de découvrir que les engins n’étaient pas expédiés par Moscou mais – qui sait ? – par Kiev, toujours potentiellement intéressé par des stratagèmes visant à justifier l’accélération des livraisons d’armes par l’UE.

En outre, le 27 septembre, la marine française arraisonnait de manière spectaculaire, au large de Saint-Nazaire (mais dans les eaux internationales) un tanker soupçonné d’être lié à la « flotte fantôme » russe qui permet à Moscou de poursuivre ses livraisons de pétrole malgré les sanctions, par exemple vers l’Inde. L’opération de commando s’est accompagnée de commentaires dramatiques décrivant le navire comme portant gravement atteinte à la sécurité du territoire.

Finalement, de la longue liste de graves griefs d’abord évoquée n’a subsisté qu’un seul motif – le « refus d’obtempérer ». Une accusation si modeste que les autorités maritimes ont finalement permis au navire, ainsi qu’à son capitaine brièvement gardé à vue, de reprendre leur route.

Le président français a ensuite révélé la véritable motivation de l’opération : « il est important d’accroître la pression sur la flotte fantôme parce que ça réduit la capacité de la Russie à financer son effort de guerre ». Emmanuel Macron a en outre précisé : « nous avons décidé de faire un pas vers des politiques d’entrave », et annoncé que les chefs d’état-major des pays de l’UE, « en coordination avec l’OTAN », se réuniraient bientôt pour « bâtir (de telles) actions communes dans les prochaines semaines ».

« Nous sommes dans la situation la plus dangereuse depuis la fin de la seconde guerre mondiale »

Le maître de l’Elysée a fait cette annonce le 2 octobre, à l’occasion du sommet de la Communauté politique européenne (CPE). Cette instance informelle, qu’il avait lancée en 2022, n’a d’autre raison d’être que de réunir deux fois par an les dirigeants de tous les pays européens, UE et hors UE, de l’Islande à la Turquie, à la seule exception de la Russie (et de la Biélorussie). Cette configuration dit l’essentiel de l’esprit qui l’anime… Elle permet des échanges entre dirigeants et entre diplomates, mais ne se conclut pas par des décisions.

La veille, c’est le Conseil européen qui s’était réuni. Et les commentateurs pro-UE en attendaient des résultats importants en matière de « défense de l’Europe ». Ils ont été déçus : malgré l’accord quasi-général (à l’exception de la Hongrie et de la Slovaquie) sur le durcissement de l’attitude belliqueuse vis-à-vis de Moscou, les Vingt-sept chefs d’Etat et de gouvernement n’ont pour l’instant trouvé d’accord sur aucun des projets à l’ordre du jour : saisie des avoirs russes gelés, « mur anti-drone », achats communs d’armements…

La cheffe du gouvernement danois, la sociale-démocrate Mette Frederiksen, avait pourtant insisté auprès de ses invités : « nous sommes dans la situation la plus dangereuse depuis la fin de la seconde guerre mondiale ». Mais les Vingt-sept n’ont pu éviter leurs habituelles querelles, d’autant que la Commission européenne avait, par sa « feuille de route » récemment présentée, prodigieusement agacé la plupart des grands pays, dont la France, l’Allemagne et l’Italie.

Ce document prévoyait d’attribuer à Bruxelles le soin de « coordonner » les efforts de défense des Etats membres, notamment en exigeant de ceux-ci qu’ils lui soumettent des rapports annuels sur leurs achats d’armes. La Commission proposait également de se voir confier la supervision des « progrès » réalisés, notamment en créant des « semestres de défense », un mécanisme inspiré de sa gouvernance en matière de suivi budgétaire et financier des Etats membres.

Si les petits pays, dont les Baltes, considèrent avec intérêt cette perspective, Paris, Berlin, Rome et d’autres capitales ont sèchement rappelé à la présidente de la Commission qu’en matière de défense, les traités ne confient à Bruxelles aucune compétence. Et pour bien signifier à Ursula von der Leyen de ne pas empiéter hors de ses plates-bandes, il a été convenu de renforcer le rôle et la fréquence de la réunion des ministres de la défense des pays membres.

La « feuille de route » bruxelloise comprenait notamment quatre propositions

La « feuille de route » bruxelloise comprenait notamment quatre propositions : la surveillance du « flanc oriental » de l’UE, un bouclier de défense aérienne et un bouclier spatial de défense, ainsi qu’un « mur anti-drone », tout cela en sus du volet financier que Bruxelles a déjà lancé pour encourager les achats communs d’équipements.

Le « mur anti-drone » (dont l’idée est soutenue par le secrétaire général de l’OTAN) est censé détecter, voire abattre, les aéronefs sans pilote qui pénétreraient dans l’espace aérien d’un des Vingt-sept.

Techniquement, cette perspective provoque la perplexité des spécialistes, tant il est peu réaliste de couvrir des milliers de kilomètres de frontières de tels équipements en réalité seulement susceptibles d’être déployés autour de sites sensibles. Pays de l’est et du sud sont en outre en désaccord sur les frontières à protéger. Surtout, Paris comme Berlin ont affiché leur scepticisme, au grand dam de Varsovie ou de Stockholm.

Les conflits entre capitales perdurent par ailleurs sur le financement des développements et des achats d’armements. Faut-il privilégier les fournisseurs européens, comme le réclame Paris, ou peut-on acheter ailleurs (notamment aux Etats-Unis) et sous quelles conditions, comme le voudraient les pays « de la ligne de front » ?

Comment procéder avec les avoirs russes gelés ?

Autre sujet d’affrontement : comment procéder avec les avoirs russes gelés – 200 milliards dont 170 détenus par une société financière de droit belge ? Les Vingt-sept confisquent déjà sans état d’âme les intérêts produits par ces capitaux qui appartiennent à la Russie mais qui ont été bloqués par Bruxelles.

L’étape suivante, la confiscation pure et simple des capitaux, est complexe. Elle pourrait avoir des effets ravageurs sur l’image de l’UE en matière de respect de la propriété, et décourager les placements issus de pays tiers, effrayés par un danger potentiel de confiscation.

La Commission a dès lors proposé un mécanisme techniquement complexe censé contourner cette difficulté. Bruxelles emprunterait 140 milliards d’euros à la société belge Euroclear, qui détient aujourd’hui les avoirs, puis prêterait ensuite à Kiev des sommes équivalentes au cours des années 2026 et 2027. L’emprunt serait garanti par les Etats membres ou par le budget de l’UE.

Ce « prêt de réparation », selon les termes de Mme von der Leyen ne serait remboursé par les Ukrainiens qu’après la fin de la guerre, quand la Russie paierait les « réparations » que les Vingt-sept exigent pour Kiev. C’est-à-dire évidemment jamais.

Le premier ministre belge est opposé à ce schéma, car il craint que son pays ne porte à lui seul la responsabilité de l’expropriation si des plaintes étaient déposées auprès d’instances d’arbitrage. Paris, mais aussi la présidente de la Banque centrale européenne, sont également réticents. D’autant que la garantie d’emprunt que porteraient les Etats membres pourrait être considérée comme de la dette qui s’ajouterait aux endettements nationaux.

Le chancelier allemand, en revanche, est favorable à cette proposition, qui a notamment le mérite d’éloigner la perspective d’un nouvel emprunt communautaire géant (après celui du Covid) dont Berlin ne veut pas entendre parler. Tout à son enthousiasme, Friedrich Merz avait révélé dans la presse le mécanisme envisagé, sans même prévenir préalablement Paris et Bruxelles. Ce qui n’a pas amélioré l’ambiance.

Finalement, les Vingt-sept n’ont pris aucune décision sur ce sujet, et en reparleront lors du prochain Conseil européen, les 23 et 24 octobre. Il y a pourtant urgence, selon les eurocrates : après que l’UE a versé à Kiev 173 milliards d’aide depuis le début de la guerre, plus aucun budget n’est disponible pour 2026 et 2027.

Plus globalement, le sommet du 1er octobre, de manière inhabituelle, n’a donné lieu à aucune déclaration commune. Au grand désespoir de ceux qui alertent sur une imminente invasion russe du Vieux continent…

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