Le 27 novembre, l’Assemblée nationale a adopté à la quasi-unanimité – fait rarissime – une résolution qui appelle le gouvernement à refuser le traité de libre échange que l’Union européenne s’apprête à signer avec le Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay). Plus précisément, 244 députés ont voté en faveur du texte proposé par LFI, un seul a voté contre, le reste des élus (essentiellement des macronistes) s’étant abstenu.
Mais malgré le vote massif de la représentation nationale, la résolution n’est pas contraignante pour le gouvernement français, qui peut passer outre. En revanche, l’accord négocié par Bruxelles peut s’imposer à ce même gouvernement si la France est minoritaire parmi les Etats membres. Autrement dit, la voix des députés nationaux élus est consultative ; celle de l’UE, décisionnaire.
Le projet de traité est un accord complexe, mais son objectif est clair : il s’agit d’éliminer, ou de réduire fortement, les droits de douane sur les échanges – marchandises et services – entre les deux blocs. Ceux-ci représentent ensemble 800 millions de consommateurs, se délecte ainsi à l’avance la Commission européenne.
Les grandes firmes agro-alimentaires du Mercosur pourraient ainsi exporter notamment beaucoup plus de viande bovine et porcine, de volailles, de lait en poudre, de maïs et de soja vers l’Europe ; et les industriels du Vieux continent espèrent écouler vers le Mercosur leurs produits des secteurs automobile, métallurgique, chimique, pharmaceutique…
Compte tenu de la puissance de l’agro-négoce sud-américain, qui pratique notamment la culture et l’élevage extensifs à grande échelle, de nombreux paysans des différents Etats de l’UE verraient cette concurrence menacer leur existence même. D’autant que les firmes du Mercosur sont loin d’être soumises aux mêmes règles et contraintes – sanitaires et environnementales – que celles qui prévalent sur le Vieux continent.
D’où le slogan qui s’était répandu lors des grandes mobilisations paysannes de l’hiver 2023-2024 : « n’importons pas ce que l’on interdit en France ». A l’époque, les manifestations ne s’étaient pas cantonnées à la France ; elles avaient essaimé dans une douzaine de pays.
Et elles avaient repris dans l’hexagone en novembre 2024, ce qui explique qu’une large partie de la classe politique française soit réticente à la perspective du traité, même les élus proches du pouvoir actuel qui redoutent toujours la colère du monde rural.
Berlin espère des débouchés importants pour ses grands groupes industriels
Pour comprendre l’origine du dossier, il faut remonter à 1999, année où les premières négociations avaient été lancées par Bruxelles avec le Mercosur. Elles avaient ensuite été interrompues puis relancées de nombreuses fois, signe que le dossier est sensible et explosif. Finalement, un accord de principe a été signé en 2019.
Cependant, l’arrivée au pouvoir à Brasilia de Jair Bolsonaro a de nouveau suspendu le processus en 2020. Mais la Commission européenne, qui détient l’exclusivité du pouvoir de négociation au nom des vingt-sept Etats membres, a poursuivi les pourparlers dans la plus totale opacité.
Au point qu’elles ont failli aboutir à une signature formelle il y a un an tout juste. Finalement, les réticences conjuguées de la France, de l’Autriche, de la Grèce, de l’Irlande, des Pays-Bas, de la Pologne et de la Grèce ont différé cette conclusion.
Mais le camp des opposants – qui ont comme point commun un secteur agricole significatif – n’a cessé de s’affaiblir. Car, en face, celui des supporters du projet – l’Allemagne et l’Espagne, notamment – accentue sa pression. Berlin, en particulier, espère des débouchés importants pour ses grands groupes industriels, notamment automobiles.
L’Allemagne trouve évidemment un relais puissant en la personne d’Ursula von der Leyen. La présidente de la Commission, issue du même parti que le chancelier (la CDU, chrétiens-démocrates), met en particulier en avant la nécessité d’autant plus urgente de trouver de nouveaux débouchés que le marché nord-américain tend à se fermer sous le poids des droits de douane qu’utilise massivement Donald Trump.
En outre, conséquence indirecte de cette politique de la Maison Blanche, les exportations chinoises vers les Etats-Unis se restreignent, et se réorientent donc… notamment vers l’Europe.
Ces circonstances renforcent le tropisme libre échangiste, de toute façon présent dans l’ADN de l’intégration européenne, comme en témoignent les accords entrés en vigueur notamment avec le Canada (CETA, 2017), le Japon (2019) ou la Nouvelle-Zélande (2024). Pas plus tard qu’en septembre dernier, un accord a été signé avec l’Indonésie. Et Bruxelles rêve de conclure avec l’Inde d’ici la fin de l’année.
Des facteurs géopolitiques entrent par ailleurs en ligne de compte. La cheffe de la diplomatie européenne, l’Estonienne Kaja Kallas, martelait ainsi l’année dernière : « si nous ne concluons pas un accord avec le Mercosur, c’est la Chine qui le fera ». Déjà, entre 1999 et 2024, la proportion des exportations du secteur agroalimentaire brésilien vers l’UE est tombée de 41% à 13%. C’est désormais la Chine, avec 33% des exportations du secteur, qui représente le premier marché pour l’agro-industrie de Brasilia.
Enfin, l’Amérique du sud est riche en matières premières, dont certaines terres rares stratégiques, pour lesquelles l’UE cherche à sécuriser son approvisionnement en diversifiant ses fournisseurs.
Emmanuel Macron a amorcé, mi-octobre, un virage à 180°
Et maintenant ? Après tous les retards et reports successifs, Mme von der Leyen fait le forcing pour une signature d’ici la fin de l’année. Le sommet du Mercosur, prévu le 20 décembre pourrait en fournir l’occasion – c’est en tout cas ce dont rêve Bruxelles. Des étapes préalables devront cependant être franchies.
D’une part, l’europarlement doit approuver le projet à une majorité simple. Le vote pourrait se tenir le 16 décembre, mais l’issue ne semble pas acquise. Ensuite et probablement dans la foulée, les Etats membres devront se prononcer à la majorité qualifiée : il faudra que 15 pays au moins (et à condition qu’ils représentent plus de 65% de la population des Vingt-sept) donnent leur feu vert.
Les dirigeants français ont bien senti que le camp des opposants s’était affaibli. Le soutien de l’Irlande, de l’Autriche, de la Hongrie et de la Pologne ne suffira pas. Dès lors, Emmanuel Macron, qui veut à tout prix éviter de se retrouver dans une configuration minoritaire et battue (et qui est par ailleurs un partisan de principe du libre échange), a amorcé, mi-octobre, un virage à 180°, faisant valoir qu’à certaines conditions, le projet d’accord avec le Mercosur serait acceptable.
Il s’est notamment prévalu de « mesures de sauvegarde » proposées début septembre par la Commission, puis validées le 19 novembre par les Etats membres : pour certaines productions – viande bovine, riz, volaille, œufs, sucre… – une procédure d’urgence pourrait suspendre les importations si celles-ci déséquilibraient le marché européen. Mais rien n’assure que les dirigeants du Mercosur acceptent cette clause de dernière minute.
Surtout, le président français affirme militer pour des mécanismes appelé « clauses miroirs » : toutes les précautions et restrictions que s’imposent l’UE devraient être transposées aux produits importés du Brésil, d’Argentine et des deux autres pays.
Par exemple, la ministre française de l’agriculture a demandé que les pesticides interdits dans l’UE soient également prohibés dans les productions issues des pays du Mercosur. Elle voudrait aussi que ces derniers s’engagent à ne pas administrer d’antibiotiques aux bovins dont la viande serait exportée en Europe.
Mais rien n’indique qu’une majorité d’Etats membres de l’UE rejoignent cette exigence ; ni que, si c’était le cas, le Mercosur accepte d’y souscrire. Et quand bien même ces conditions seraient remplies, les connaisseurs du secteur rappellent que les moyens douaniers font largement défaut pour vérifier que ces engagements soient respectés le moment venu.
Les prochains jours seront décisifs
Les prochains jours seront donc décisifs pour déterminer si survient un compromis, et lequel. Les agriculteurs français sont en première ligne, mais ils ne sont pas seuls à scruter les évolutions en cours.
Quelle que soit l’issue à court terme, un constat se confirme une nouvelle fois : le commerce international relève de la compétence exclusive de la Commission, qui négocie seule au nom des Vingt-sept. Mais ceux-ci se caractérisent par des paramètres très différents d’un pays à l’autre (poids de l’industrie, de l’agriculture, des services, du commerce extérieur dans l’économie nationale, notamment).
Imposer une politique unique à tous les Etats membres entraîne donc nécessairement que les intérêts d’un certain nombre – et même en réalité de la plupart – d’entre eux seront bafoués. Au profit exclusif des dogmatiques européens du libre échange, et de l’agro-business sud-américain. Et au détriment des petits paysans des deux côtés de l’Atlantique…


