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Accord de Bruxelles : l’Europe évite l’implosion, mais l’Allemagne et la France paieront

Sommet de juillet 2020

A l’issue d’un sommet de quatre jours qui a une nouvelle fois mis en lumière les contradictions entre les Vingt-sept, les pressions de Berlin et de Paris ont abouti à un accord sur un « plan de relance » qui passe sous silence le financement global

Mardi 21 juillet, les bourses ont fait un bond, saluant l’accord obtenu dans la nuit entre les Vingt-sept, et indiquant ainsi implicitement qui en sont les vrais gagnants. Au terme de quatre jours et quatre nuits de négociations et d’affrontements, les chefs d’Etat et de gouvernement ont finalement abouti à un compromis sur le « plan de relance » proposé par la Commission, ainsi que sur le futur budget pluriannuel de l’UE.

Selon le schéma proposé par Bruxelles, la Commission empruntera 750 milliards sur les marchés financiers, et redistribuera cette somme aux Etats membres, en particulier ceux dont l’économie a été la plus touchée par l’épidémie de Covid 19, sous forme de subventions (390 milliards) et de prêts (360 milliards). C’est notamment cet équilibre qui a été âprement négocié, de même que le mécanisme de surveillance de l’utilisation de ces fonds. Les premiers bénéficiaires (Italie, Espagne…) redoutaient une mise sous tutelle ressemblant à ce qui avait été imposé à la Grèce à partir de 2012. Plusieurs pays du nord entendaient au contraire être sûrs que des « réformes structurelles » seraient bien mises en oeuvre à cette occasion. Une surveillance collective fait bien, finalement, partie du compromis.

Les enjeux et paramètres de ce plan ont été largement analysés, notamment dans ces colonnes. Aujourd’hui, les partisans de l’intégration européenne affirment que l’UE est « sauvée » et même a « avancé », une thèse qui tient plus de la propagande que de la réalité. Au demeurant, le « narratif » (la thèse officielle servie aux opinions publiques) de Bruxelles n’a rien d’innocent ni de très honnête. A ce stade, cinq remarques peuvent être formulées à ce propos.

Ce conte moral pour enfants opposant « les bons et les méchants » est en réalité la mise en scène d’une pression conjointe de Berlin et de Paris

La première concerne la thèse des « méchants frugaux » tentant de freiner la « générosité européenne ». On sait en effet que cinq pays – les Pays-Bas, l’Autriche, le Danemark, la Suède, ainsi que la Finlande – étaient plus que réticents sur le versement de fonds communautaires aux pays du sud, ainsi que sur l’extension du budget de l’UE. Mais ce conte moral pour enfants opposant « les bons et les méchants » est en réalité la mise en scène d’une pression conjointe de Berlin et de Paris pour tenter d’éviter une explosion à court terme de l’Union. Face à eux, les dirigeants des Etats qualifiés de « radins » se faisaient en réalité l’écho d’une résistance de leurs peuples contre des transferts financiers européens.

Les dirigeants de ces pays (un libéral, un conservateur allié aux Verts, et trois sociaux-démocrates) sont tous dans des situations où leur crédit politique est en jeu (aux Pays-Bas, où l’on avait voté Non au projet constitutionnel européen en 2005, plus massivement encore que la France, des élections sont prévues dans quelques mois). Ils devaient arbitrer entre l’état d’esprit de leurs électeurs – cela s’appelle la démocratie – et « l’intérêt supérieur européen ».

Cela illustre un mécanisme pervers typique de l’intégration européenne qu’on nomme la « pression des pairs »

Deuxième remarque : le groupe des Cinq a certes obtenu des concessions, mais a finalement cédé sur le principe de transferts financiers accrus (qui profiteront aux grandes entreprises, pas aux peuples). Cela illustre un mécanisme pervers particulièrement ancien et typique de l’intégration européenne qu’on nomme la « pression des pairs » : réunis en conclave dans une salle, un dirigeant, ou un groupe minoritaire reçoit implicitement une injonction qui pourrait être formulée ainsi : vous n’oserez quand même pas prendre la responsabilité d’un échec de l’Europe. Comme les dirigeants en question ne sont évidemment pas des adversaires de l’intégration, ils finissent généralement par céder, et arbitrer en faveur de Bruxelles, contre leurs citoyens.

Le premier ministre grec a même menacé ses collègues dissidents : « vous imaginez le titre du Financial Times demain si vous continuez à bloquer un accord ? ». Difficile de se faire un interprète plus clair de la volonté des marchés financiers.

« Il est dans l’intérêt de l’Allemagne que l’Europe ne s’effondre pas » – Angela Merkel

Troisième remarque : le portrait flatteur que le couple Merkel-Macron s’est efforcé de dresser de lui-même, en l’occurrence les généreux sauveteurs des pays les plus en difficulté, ne résiste pas à l’examen. La réalité, c’est que les dirigeants allemands et français ont mesuré que le statu quo aurait représenté une menace à court terme pour la stabilité voire la survie de l’Union européenne, et les intérêts des grands groupes industriels et financiers. Car la crise sanitaire a encore exacerbé les déséquilibres économiques et sociaux entre Etats membres. Du reste, le 26 juin, la chancelière avouait ingénument : « il est dans l’intérêt de l’Allemagne que l’Europe ne s’effondre pas ». D’autant que le confinement et la fermeture des frontières intérieures pour cause de pandémie a souligné l’extrême dépendance – organisée pour des raisons de rentabilité des grandes entreprises – des économies les unes par rapport aux autres.

L’UE n’est pas « sauvée » pour autant

Mais, quatrième remarque, si elle a évité l’explosion à court terme, l’UE n’est pas « sauvée » pour autant. Le pas – au demeurant plus modeste qu’affirmé – vers une union plus intégrée et plus fédérale que certains décrivent, à travers des transferts financiers, ne peut qu’aviver les contradictions, au moment où les peuples sont de plus en plus réticents à se diriger dans cette voie. Les prochains mois pourraient l’illustrer, alors que se profile une crise sociale et économique d’une ampleur littéralement sans précédent que le « plan de relance » ne résoudra d’aucune manière.

Enfin, et ce n’est pas l’aspect le moins important, une question a été laissée de côté : qui paiera l’addition ? Si les Etats membres vont recevoir dans les deux ans subventions et prêts, le paquet dont est issue cette manne devra bien être emprunté, en l’occurrence sur les marchés financiers. Ces derniers n’ont pas la réputation d’effacer les ardoises.

Le maître de l’Elysée a attaqué les Etats « radins » qui n’auraient aucune raison de bloquer puisque, a-t-il affirmé, c’est la France et l’Allemagne qui vont « payer ce plan »

Adossé sur le budget communautaire, cet emprunt global sera pris en charge en commun, autrement dit les remboursements devraient être fonction de la richesse nationale (PIB) de chaque Etat membre (et non de la somme reçue). Ainsi, dans le schéma initial de la Commission, Paris devait recevoir 39 milliards d’euros. Mais la France contribue à 11% du budget communautaire. Sur les 750 milliards empruntés, le pays serait donc redevable de 82 milliards, sans compter les intérêts (ces derniers étant exigibles dès 2021). Soit le double des subventions prévues pour Paris.

Bien sûr, certains évoquent la création de « ressources propres », autrement dit d’impôts européens (le sommet a évoqué une « taxe plastique », et diverses pistes avaient été suggérées…) qui viendraient (un peu) financer les sommes empruntées. Mais il n’est un secret pour personne qu’Angela Merkel n’est guère favorable à ce principe, qui nécessiterait d’ailleurs l’accord unanime des gouvernements nationaux, mais aussi des parlements.

Le maître de l’Elysée le sait parfaitement. Alors que, pour la galerie, il a tweeté « un jour historique pour l’Europe », il avait, pendant le sommet, attaqué vivement les Etats « radins » qui n’auraient aucune raison de bloquer un accord puisqu’au final c’est la France et l’Allemagne qui allaient « payer ce plan ». Un argument qu’il s’est bien gardé de répéter face à son peuple.

Emmanuel Macron a même agressé son collègue néerlandais, Mark Rutte, réputé chef de file des « radins », en le comparant à l’ancien premier ministre britannique David Cameron, qui défendait cette même ligne lorsque le Royaume-Uni était encore membre de l’UE. Faisant allusion au Brexit, le président français a martelé : « ce genre de positionnement finit mal ».

Pour les Britanniques, il a plutôt bien fini…

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