Vers une tempête sociale ? Une mobilisation populaire d’ampleur ne se décrète, ni ne se prédit. Mais à l’évidence, un tel spectre hante la Macronie, de même que de nombreux dirigeants d’autres pays de l’UE.
La baisse du pouvoir d’achat torture le monde du travail. Les prix de l’énergie sont au cœur des inquiétudes. Indissociable de l’idéologie écologiste, voire de décroissance, le concept de « sobriété » connaît une fortune soudaine. Mais qu’est-ce donc, sinon une version post-moderne de l’austérité ? Ce qu’a involontairement avoué Agnès Pannier-Runacher, ministre de la transition énergétique, lorsqu’elle déclara : « on ne demandera jamais à des Français en situation de sobriété subie de faire des économies ». Merveilleux néologisme : ne dites plus « pauvre », mais « en situation de sobriété subie »…
Dès lors, la profession de foi d’Élisabeth Borne prend tout son sens : « la sobriété est une nouvelle manière de penser et d’agir », a martelé le premier ministre. Au moins, c’est clair. Il y a bien une continuité entre le refus d’augmenter décemment les fonctionnaires – une décision qui dépend du gouvernement (sous contrainte budgétaire européenne) – et les exhortations sans fin à restreindre le chauffage ou à délaisser les ascenseurs au profit des escaliers (suggestion faite dans plusieurs cités HLM)… Pour sa part, La Poste vient de publier « l’évolution des offres courrier » : à compter de janvier 2023, la norme devient une distribution à J+3 ; et pour les plis urgents, ça sera J+2, à prix d’or. Jadis, le plus vieux service public du pays s’enorgueillissait d’acheminer une lettre en une seule journée d’un village proche de Dunkerque à la banlieue de Perpignan. Mais désormais, marche arrière toute : il s’agit de sauver la planète, selon le discours accompagnant l’annonce…
Indissociable de l’idéologie écologiste, voire de décroissance, le concept de « sobriété » connaît une fortune soudaine
Inflation effrénée, services publics en lambeaux et plus généralement progrès historiquement inversé – décidément tout va bien. C’est en tout cas ce que semble penser Josep Borrell, sans ironie aucune. Discourant le 13 octobre devant le collège européen de Bruges, le chef de la politique extérieure communautaire a osé : « l’Europe est un jardin. Tout fonctionne. C’est la meilleure combinaison de liberté politique, de prospérité économique et de cohésion sociale que l’humanité ait pu construire »…
L’ancien ministre espagnol (socialiste) des affaires étrangères ne s’est pas arrêté en si bon chemin. Ce merveilleux jardin d’Eden dans lequel se prélassent douillettement les Européens est menacé, car « la plupart du reste du monde est une jungle, et la jungle pourrait envahir le jardin ». Décidément, l’arrogance candide fait le charme des hommes de Bruxelles… Face aux barbares qui menacent d’envahir notre paradis européen, M. Borrell écarte la construction de murs, et propose une alternative bien plus prometteuse : « les jardiniers doivent aller dans la jungle. Les Européens doivent être beaucoup plus engagés avec le reste du monde. Sinon, le reste du monde nous envahira, de différentes manières et par différents moyens ».
Cet « engagement » que préconise le haut-représentant est manifestement diplomatique mais aussi militaire. En témoigne entre autres la Facilité européenne pour la paix (!), fonds finançant le soutien armé aux régimes amis face aux sauvages de la jungle. Et grâce auquel Kiev, en particulier, est gavé d’armements toujours plus massifs et sophistiqués (une sixième tranche de 500 millions vient de porter le total à 3,1 milliards). S’il restait un doute sur la manière dont les dirigeants de l’UE entendent policer la jungle, Josep Borrell s’emploie à le lever : « après la guerre (en Ukraine), ce sera une période d’instabilité et nous devrons construire un nouvel ordre de sécurité. La façon dont nous intégrons la Russie – la Russie post-Poutine – dans cet ordre mondial est quelque chose qui demandera beaucoup de travail ».
La « Russie post-Poutine » ? Bruxelles s’attribue donc le droit de décider de la légitimité du président russe, voire de contribuer à écarter l’actuel titulaire. Il est vrai que ce dernier vient de rappeler aux dirigeants européens que Moscou est disponible pour fournir – notamment via NordStream 2, sorti indemne d’un sabotage – autant de gaz qu’ils le souhaitent, il suffit qu’ils ouvrent les robinets de leur côté. Ce qui constituerait un puissant coup de frein au choc énergétique, et écarterait ainsi les perspectives de tsunami économique et social.
Mais cela reviendrait à une levée des sanctions européennes. Pour Bruxelles, pas question.
Et vive donc la sobriété !
Pierre Lévy