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Italie : Bruxelles s’angoisse d’une probable « rechute populiste »

Draghi

Le 21 juillet, gouvernement italien est tombé. Lâché par trois des partis qui formaient sa majorité, son chef, Mario Draghi, a présenté sa démission. Alors qu’une semaine auparavant, le président de la République, Sergio Mattarella, avait tenté de refuser cette dernière dans l’espoir d’une combinazione de dernière minute, il n’a eu, cette fois, pas d’autre choix que d’en prendre acte. Les électeurs de la Péninsule se rendront aux urnes le 25 septembre prochain.

C’est peu dire que cet événement provoque des sueurs froides à Bruxelles et parmi les grandes capitales européennes. « Une tempête parfaite » est désormais l’expression qui revient dans les couloirs de la Commission européenne et dans la presse mainstream.

Le Monde notait ainsi, dans un éditorial (21/07/22) : « le moment ne pouvait pas être pire pour l’Italie, pour la zone euro et pour l’Union européenne tout entière ». « Les orages s’accumulent » poursuit le quotidien qui rappelle le contexte : un pays dont l’économie a considérablement pâti du Covid-19, lesté d’une dette publique considérable, touché par des taux d’emprunt qui repartent vivement à la hausse, en proie à une inflation qui grimpe en flèche, et menacé par une pénurie de gaz en provenance de Russie dont il est particulièrement dépendant.

Toute l’Union européenne est certes concernée par ces menaces à des degrés divers. Mais la troisième puissance économique de la zone l’est tout particulièrement. L’Italie est du reste, avec l’Espagne, le plus gros « bénéficiaire » du plan de relance piloté par la Commission européenne : Rome s’est vu promettre 69 milliards d’euros de subventions et 123 milliards de prêts à taux réduit. Seule une petite part de cette somme a été transférée, car Bruxelles procède – comme pour les autres pays – à un décaissement par tranches en fonction de l’avancement des « réformes » que chaque pays membre a promis de mener à bien en échange des subsides.

Un homme personnifiait la garantie de la fidélité aux «recommandations» européennes : Mario Draghi

En Italie, un homme personnifiait la garantie de la fidélité aux « recommandations » européennes : Mario Draghi. Celui-ci, après un passage à la direction du Trésor italien puis chez Goldman Sachs, assura de 2011 à 2019 la présidence de la Banque centrale européenne. Dans la légende européenne, il est décrit comme le magicien qui a sauvé l’euro des attaques spéculatives en 2012. C’est peu dire que sa présence à la tête du gouvernement italien était stratégique pour Bruxelles.

Or les intentions de vote d’ici septembre placent le parti Les frères d’Italie, souvent qualifié de « post-fasciste », en tête, avec la possibilité de diriger une alliance qui associerait deux autres forces de droite : la Ligue, et Forza Italia, de Silvio Berlusconi. Certes, aucune de ces forces ne prônent la sortie de l’UE ni de l’euro, et le mouvement des Frères d’Italie ne cache pas son atlantisme. Mais peu importe : si une telle coalition voyait le jour, et avant même le premier acte d’un tel gouvernement, tous les espoirs bruxellois s’effondreraient. Les éléments constitutifs de l’éclatement de la zone euro – puis de l’UE – seraient réenclenchés.

En février 2018, une vague électorale qualifiée de «populiste» avait balayé l’Italie

On n’en est pas là, mais pour mesurer les enjeux, il faut garder à l’esprit les soubresauts de la politique italienne de la dernière décennie. Un tournant majeur a eu lieu en 2018 : en février de cette année-là, une vague électorale qualifiée de « populiste » a balayé l’Italie, aboutissant à une coalition impensable alliant le grand vainqueur du scrutin, le Mouvement cinq étoiles (M5S), classé « anti-système » de gauche, et la Ligue, souvent étiquetée extrême droite et dirigée par Matteo Salvini.

Après un moment de panique à Bruxelles, l’attelage s’est assagi avant d’être secoué par des contradictions. A l’été 2019, le chef du gouvernement, Guiseppe Conte, proche du M5S (et dont il prendra la direction ultérieurement) opéra un retournement d’alliance en associant ce mouvement au Parti démocrate (dit de centre gauche) – un attelage qui paraissait improbable – et en larguant la Ligue.

Nouveau retournement en février 2021 : M. Conte dut constater que sa nouvelle majorité n’était plus viable. Le très pro-UE président Mattarella manœuvra alors discrètement pour constituer une majorité associant à peu près tous les partis parlementaires, à l’exception des Frères d’Italie. Un peu comme si, à Paris, une « grande coalition » rassemblait de La France insoumise au Rassemblement national. Avec donc, à sa tête, le Dottore Draghi, en sauveur de l’Italie dans l’UE.

Le surgissement « miracle » de ce dernier avait alors rappelé le coup de théâtre de novembre 2011. A ce moment, c’était Silvio Berlusconi qui dirigeait le pays. Certes, ce magnat des médias n’était nullement anti-européen, mais, sous pression populaire, il peinait à mettre en œuvre les « réformes » drastiques imposées par Bruxelles, réformes d’autant plus sévères que l’Italie était alors la proie des spéculateurs. Le cavaliere fut donc dégagé, officiellement « sous la pression des marchés » ; en réalité, Bruxelles, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy avaient orchestré en coulisses (lors d’un sommet européen) ce coup d’état rampant. Avec à l’époque déjà un personnage miracle pour prendre la tête du gouvernement : l’ex-commissaire européen Mario Monti. Ce dernier partage avec Mario Draghi au moins trois caractéristiques : les deux hommes n’ont jamais été élus, ils sont en étroite osmose avec le monde des affaires, et, surtout, ils ont été des hommes clés au sein de l’Union européenne.

Du quasi-putsch opéré par l’UE en 2011 date l’hostilité populaire à l’encontre de l’intégration européenne

Ce quasi-putsch opéré de l’extérieur a eu des conséquences profondes au sein du peuple italien. C’est de cette époque que date l’hostilité à l’encontre de l’intégration européenne de la part d’un pays auparavant réputé particulièrement « europhile ». Un peu comme quand les Non français et néerlandais aux référendums de 2015 portant sur le projet de constitution européenne avaient été bafoués – on se souvient qu’un traité équivalent (dit de Lisbonne) avait finalement été imposé.

Pour les dirigeants européens, l’angoisse est réelle face à la « rechute » italienne. Au point que le quotidien La Stampa a cru trouver l’origine de celle-ci : la crise politique à Rome aurait été pilotée de Moscou – une affirmation largement relayée par les médias occidentaux. L’« explication », qui fait l’impasse sur les contradictions politiques du pays, n’est guère crédible. Mais à supposer qu’elle soit vraie, la presse pro-UE est mal placée pour s’indigner de cette supposée ingérence, elle qui avait applaudi des deux mains les parachutages successifs des deux Mario, quasi-ouvertement manigancés par Bruxelles.

Le début de panique des dirigeants européens s’explique aussi par le contraste entre un Mario Draghi qui fut l’un des plus fermes défenseurs de la cause ukrainienne contre Moscou ; et les partis qui viennent de provoquer sa chute, et qui pourraient participer au futur gouvernement issu des élections de septembre : la Ligue et Forza Italia d’un côté, le M5S de l’autre sont tous accusés d’une certaine indulgence « pro-Poutine ». Et ce, dans un pays dont l’opinion publique est décrite comme la moins anti-russe au sein de l’UE.

Il revient «à l’UE d’agir avec doigté pour éviter ce scénario de cauchemar».

Éditorial du Monde (21/07/22)

On comprend dans ces conditions la fébrilité et les conseils du Monde, en conclusion de l’éditorial déjà cité : « aux Italiens pro-européens de se mobiliser et à l’UE d’agir avec doigté pour éviter ce scénario de cauchemar ». L’UE est ainsi appelée à s’ingérer une nouvelle fois. Mais, de grâce, « avec doigté » cette fois-ci…

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