« Europe, Europe, Europe ! »… Qui ne se souvient du Général de Gaulle moquant la posture de qui « saute sur sa chaise comme un cabri » en invoquant sa foi européenne ? Imaginait-il que l’un de ses lointains successeurs illustrerait jusqu’à la caricature ce mantra des classes dominantes ? Emmanuel Macron veut en fait profiter de la présidence tournante du Conseil de l’UE, qui échoit pour six mois à la France, pour assurer sa réélection. Non que les partisans de l’intégration européenne soient majoritaires dans le pays, très loin de là, mais ils constituent le socle de son électorat de 2017 sur lequel il entend s’appuyer.
En décembre de l’année dernière, il annonçait un triptyque quelque peu ésotérique – « relance, puissance, appartenance » – et énumérait pêle-mêle les domaines « prioritaires » où il entendait briller : salaire minimum, réglementation du monde numérique, réforme de l’espace Schengen, taxation carbone aux frontières, et promotion d’une Europe diplomatique et militaire « souveraine ». A Bruxelles, on a évidemment souri en coin : la présidence semestrielle n’a en fait guère d’autre prérogative que d’impulser des textes ou initiatives déjà engagés.
Mais ce marketing macronien ne relève pas seulement de l’esbroufe ; il est sous-tendu par une idéologie délétère comme l’illustre le discours que le maître de l’Elysée a tenu, le 19 janvier, devant les eurodéputés. Le chef de l’Etat a renoué avec l’arrogance lyrique dont il usa en 2017 en vantant l’Europe comme « une civilisation à part », une « civilité, une manière d’être au monde, de nos cafés à nos musées, qui est incomparable ». Dès lors que le chauvinisme n’est pas national mais européen, il paraît une vertu à la mode… Et le président n’omet pas de répéter ce non-sens historique selon lequel la construction communautaire a « mis fin aux guerres civiles de notre continent ». Cerise sur le drapeau (étoilé) il flatte l’Assemblée de Strasbourg comme « l’incarnation de notre peuple (européen) rassemblé ». Or même les plus fédéralistes se désespèrent de l’absence d’un « peuple européen ».
Il pointe cependant trois « promesses » de l’Europe qui seraient présentement « bousculées ». La première est le « progrès », dont il cite les aspects qui lui tiennent le plus à cœur : le « défi climatique », la « révolution numérique » et « nos sécurités » – ainsi va le « progressisme » à la Macron. La deuxième est « la paix », dans le contexte d’un « dérèglement du monde ». Face à cela, la vocation de l’Europe est de s’ériger en « puissance d’équilibre », car notre modèle a « une vocation universelle » (que n’entendrait-on pas si les présidents russe ou chinois tenaient de tels propos ?). D’où le plaidoyer pour une « nouvelle alliance avec le continent africain » (on imagine dans quel rapport de forces), et pour arrimer les pays des Balkans occidentaux (essentiellement l’ex-Yougoslavie). Et dire qu’à Bruxelles, on ne cesse d’accuser Moscou de penser le monde en termes de zones d’influence…
Enfin et surtout, la troisième « promesse » à chérir et à défendre est « la démocratie » que l’orateur assimile à l’Etat de droit, « notre trésor ». Celui-ci est menacé par un retour aux régimes autoritaires que prôneraient des puissances à nos portes (suivez mon regard) et même des Etats membres de l’UE. Il faut rappeler que l’Etat de droit est un concept de la philosophie politique allemande (« Rechtsstaat »), qui place les règles en surplomb du peuple, là où la tradition française promeut à l’inverse la souveraineté populaire comme légitimité en dernier ressort. Emmanuel Macron le confirme implicitement lorsqu’il affirme que « les droits universels de l’homme doivent être protégés des fièvres de l’histoire ». Comprendre : du peuple. De même, le modèle vanté d’« Etat providence » (le terme n’est pas neutre) est d’essence anglo-saxonne (« Welfare state »), là où la France (comme d’autres pays) s’est au contraire structurée à travers des luttes sociales.
En réalité, il ne peut y avoir de peuple européen parce qu’il n’y a pas de culture politique commune – ce qui n’a rien de dramatique. Sauf pour Emmanuel Macron, nostalgique de sa jeunesse qui fut celle, déclame-t-il devant les eurodéputés émus, de « l’évidence européenne ». Il a ensuite « vécu, comme beaucoup d’entre vous ici, le grand doute européen ». Et de citer au premier chef de cette descente aux enfers le référendum de 2005. Bel aveu. Comme les innombrables partisans (de tous bords) d’une « autre Europe », il en appelle donc à « refonder » celle-ci.
C’est trop tard, Manu.
Pierre Lévy