Actu

Une boussole qui indique toujours l’est… (éditorial paru dans l’édition du 23 novembre)

Boussole stratégique

Une avalanche de condamnations indignées. Visé : l’« effroyable dictateur » Alexandre Loukachenko, selon l’expression d’une élue LFI qui reflète bien l’état d’esprit des classes dirigeantes vis-à-vis du président biélorusse. Celui-ci est accusé d’avoir attiré à Minsk de nombreux ressortissants du Moyen-Orient et d’Afrique, puis d’inciter ces derniers à entrer dans l’Union européenne à partir des frontières du pays avec la Pologne, la Lituanie et la Lettonie. Ces trois Etats ayant lancé la construction de lignes de barbelés et mis en place d’importantes forces armées le long de ces dernières, la situation des quelques milliers d’hommes et de femmes ainsi coincés dans un no man’s land glacial était, mi-novembre, peu enviable, au point que certains y ont perdu la vie.

On pourrait rappeler au chœur des indignés que la Biélorussie n’a pas créé les migrants : l’afflux de millions d’entre eux vers le Vieux continent, spectaculaire en 2015-2016, est fondamentalement causé par les guerres et la misère. Est-ce le président Loukachenko qui a décidé d’envahir l’Afghanistan, d’attaquer l’Irak, de bombarder la Libye, de déstabiliser la Syrie ? Est-ce la Biélorussie qui porte la responsabilité de la pauvreté qui continue de martyriser des régions africaines entières ?

Est-ce le président Loukachenko qui a décidé d’envahir l’Afghanistan, d’attaquer l’Irak, de bombarder la Libye, de déstabiliser la Syrie ?

Ensuite, il y a quand même quelque toupet à s’émouvoir qu’un pays réagisse après quatre vagues de sanctions adoptées en quelques mois à son encontre (et une cinquième le 15 novembre) ? Ce sont bien les dirigeants européens qui en ont pris l’initiative, au motif d’élections jugées truquées et de la répression qui a suivi. Bruxelles s’attendait-il à ce que Minsk, qui certes se défend d’« instrumentaliser les migrants », s’incline, s’excuse, dise merci aux sanctions ? Au demeurant, l’Occident compte parmi ses amis nombre de pays qui ne se distinguent pas par l’équité des processus électoraux, sans que nul ne songe à déclencher de tels trains de punitions.

Enfin, ce deux poids-deux mesures apparaît encore plus brutalement quand on songe que la Turquie avait ameuté des milliers de migrants face à la Grèce en mars 2020, dans le but non dissimulé de faire pression sur l’Union européenne. Et que le Maroc avait procédé de même en septembre dernier quand il avait laissé passer la foule qui attendait pour pénétrer dans l’enclave espagnole de Ceuta – il s’agissait alors de se venger de Madrid dans un conflit bilatéral. Ankara avait encouru des froncements de sourcil, mais guère plus ; et il fut encore moins question de se disputer avec Rabat, un allié très proche dont le roi n’a jamais été traité d’« effroyable dictateur » en dépit de la répression permanente qui s’exerce sur les opposants.

En première ligne sur ce dossier, Varsovie a rapidement accusé la Russie de tirer les ficelles, et de vouloir ainsi « déstabiliser l’UE » en créant « un instrument d’influence et de chantage contre l’Europe ». Le premier ministre polonais – peut-être pas mécontent de trouver enfin un sujet de consensus avec Bruxelles qui met par ailleurs la Pologne à l’index – a affirmé que Moscou engageait « une guerre hybride », et pointé le risque d’un « conflit armé » compte tenu des forces massées aux frontières. « L’OTAN se tient prête à (…) maintenir la sécurité dans la région » a immédiatement fait savoir le Secrétaire général de l’Alliance. Pour sa part, en visite à Washington le 10 novembre, la présidente de la Commission européenne a martelé : « nous défendrons nos démocraties ».

Hasard grinçant du calendrier, les ministres des Vingt-sept examinaient, le 15 novembre, une première mouture de la « boussole stratégique » de l’UE, un « guide d’action » identifiant les « menaces », et les moyens d’y répondre pour les dix ans à venir. Cette « boussole » (qui risque d’indiquer toujours l’est…) pourrait être adoptée sous présidence française début 2022. Parmi les propositions, la mise sur pied, d’ici 2025, d’une force communautaire d’intervention rapide de 5 000 hommes. Quelques eurocrates hauts gradés ont officieusement cité le dossier biélorusse pour illustrer cette velléité de faire de l’UE « un fournisseur de sécurité », selon l’expression du chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell. Celui-ci a affirmé sans rire que « c’est ce que veulent les citoyens européens ».

Reste que ces projets martiaux et leurs modalités suscitent des désaccords entre les Vingt-sept. Pas sûr que le déchaînement anti-Loukachenko suffise à aplanir les mille et un affrontements qui minent chaque jour un peu plus la « formidable aventure européenne ».

Pierre Lévy

Partager :