Les électeurs bulgares seront à nouveau appelés aux urnes le 2 octobre prochain. Ce sera la quatrième fois en dix-huit mois, puisque des élections générales ont déjà eu lieu en avril, juillet, puis novembre 2021. Les deux premiers scrutins n’avaient pu dégager aucune majorité parlementaire ; le dernier avait enfin permis que se constitue une coalition de quatre partis, mais l’attelage était fragile. Il a finalement déraillé lors de l’adoption, le 22 juin, d’une motion censure à la faveur de la défection d’un des quatre partenaires.
Le 14 novembre 2021, seulement 38,6% des inscrits s’étaient déplacés pour voter, afin de renouveler le parlement, mais également de désigner le président de la République. Il n’est pas certain que l’échéance d’octobre prochain mobilisera beaucoup plus fortement. Le pays, déjà considéré comme le plus pauvre de l’Union européenne, est confronté à une situation économique et sociale alarmante ; il est également l’objet de tensions géopolitiques exacerbées par la guerre en Ukraine.
La Bulgarie a été gouvernée de 2009 à 2021 quasiment sans interruption par le parti GERB (« citoyens pour le développement européen de la Bulgarie »), dit de centre-droit et affilié au Parti populaire européen (PPE, qui compte parmi ses membres la CDU/CSU). Son chef, Boïko Borissov, un ancien garde du corps, a toujours mis en œuvre de manière zélée les orientations préconisées par Bruxelles, tout en déployant ouvertement et sans complexe une stratégie clientéliste dans un pays où l’achat de voix est monnaie courante.
Avec 22,7% des suffrages en novembre 2021, le GERB chutait de 10 points par rapport au scrutin de 2017. M. Borissov achevait ainsi une dégringolade de popularité amorcée en 2019 lorsque plusieurs de ses amis politiques ont été impliqués dans de vastes scandales immobiliers ; cette dégringolade s’est accélérée lors des manifestations anti-corruption qui avaient mobilisé la classe moyenne dans la capitale à l’été 2020.
Lors du scrutin de novembre, la première place fut conquise par un mouvement dont les deux dirigeants sont de jeunes hommes d’affaires formés aux États-Unis
Lors du scrutin de novembre, la première place fut conquise par un mouvement, baptisé Continuons le changement (PP), dont les deux dirigeants ont en commun d’être de jeunes et sémillants hommes d’affaires formés aux Etats-Unis (Harvard). Kiril Petkov (né au Canada) et Assen Vassilev étaient ministres respectivement de l’Economie et des Finances du gouvernement intérimaire formé en mai 2021. Ils ont fait campagne avec pour premier cheval de bataille la lutte contre la corruption, mais aussi l’engagement de ne pas augmenter les impôts et d’attirer les capitaux étrangers.
Avec 25,7% des suffrages, alors que ce parti n’existait pas quelques mois plus tôt, la formation classée « centriste » est sortie vainqueur et a propulsé M. Petkov comme chef d’un gouvernement formé en décembre 2021. PP s’est en effet allié sans difficulté avec la coalition libérale-écolo Bulgarie démocratique (DB), également pro-business et pro-UE. Le Parti socialiste (BSP) a rejoint cette coalition.
Le quatrième partenaire était mouvement baptisé Un tel peuple existe (ITN), issu (comme PP et d’autres groupes) de la mobilisation anti-corruption de l’été 2020. Après un succès remarqué en avril 2021, ITN dégringolait finalement dans les urnes en novembre 2021. Une chute due à la personnalité fantasque et égocentrique de son fondateur, le chanteur à succès Stanislas Trifonov, flamboyant adversaire de la vaccination, et lui aussi partisan déclaré de l’ancrage du pays dans l’UE et l’OTAN. C’est lui qui a finalement fait chuter le cabinet en juin dernier.
L’« élargissement » de l’UE aux pays des Balkans est un sujet qui traîne depuis des années
Officiellement, des désaccords budgétaires l’ont opposé au premier ministre (ce dernier le soupçonnant de réclamer des crédits de manière clientéliste), mais M. Trifonov a surtout joué sur la corde nationaliste : il a dénoncé l’accord en préparation – espéré avec impatience par Bruxelles – entre la Bulgarie et la Macédoine du Nord voisine. Skoplje (la capitale de ce dernier pays) attend désespérément depuis 2005 le lancement des négociations d’adhésion à l’UE. Celles-ci ont longtemps été bloquées par la Grèce avant que celle-ci ne lève son veto en 2018 ; mais le démarrage du processus d’adhésion a ensuite été empêché par Sofia, qui considère que la Macédoine est d’histoire et de culture bulgares, et qu’y vit une minorité bulgare non reconnue.
L’affaire peut paraître byzantine vue de l’ouest de l’Europe, mais elle a des implications très actuelles. L’« élargissement » de l’UE aux pays des Balkans (processus où la Serbie, le Monténégro, la Macédoine du Nord, l’Albanie et la Bosnie-Herzégovine se trouvent à des étapes diverses) est un sujet qui traîne depuis des années, mais qui a pris une nouvelle acuité lorsque les dirigeants européens ont considéré que, faute d’avancées significatives de cet « élargissement » de l’UE, la Russie (voire la Turquie et la Chine) risquait de regagner en influence dans la région.
Bruxelles dénonce les forces « pro-russes » dans ces différents pays et souhaite de ce fait « arrimer » ces Etats à l’UE
Bruxelles dénonce les forces « pro-russes » dans ces différents pays et souhaite de ce fait « arrimer » ces Etats à l’UE – tout en mesurant les obstacles économiques et institutionnels. Du fait de ces obstacles, les adhésions formelles ne sont pas envisageables avant de nombreuses années (l’UE pourrait bien avoir disparu d’ici là…).
Le dossier est d’autant plus sensible que les Vingt-sept ont, en juin, octroyé officiellement à l’Ukraine (et à la Moldavie), le statut de pays candidat, en un temps record, ce qui a alimenté amertume et jalousies parmi les dirigeants des pays qui patientent depuis des années…
Que les crises politiques à répétition se succèdent en Bulgarie ne fait donc pas les affaires de Bruxelles
Que les crises politiques à répétition se succèdent en Bulgarie ne fait donc pas les affaires de Bruxelles, même si le conflit entre Sofia et Skoplje a évolué le 25 juin par un vote parlementaire vers un possible déblocage.
Pire pour les dirigeants de l’UE, le prochain scrutin bulgare pourrait bien voir des partis considérés comme « pro-russes » se renforcer. Dans un pays de culture slave et orthodoxe, et longtemps membre du Pacte de Varsovie, la Russie, historiquement alliée, continue d’être vue avec sympathie par une part non négligeable de la population. Le président de la République, un ancien général sans appartenance politique, a été réélu brillamment en novembre. Il passe pour nourrir une certaine sympathie pour Moscou, et était soutenu par le Parti socialiste, lui-même soupçonné d’être anti-OTAN par les Occidentaux.
De fait, le gouvernement pourtant pro-occidental de M. Petkov n’a pas pu, du fait de l’opposition du BSP en son sein, trouver un compromis permettant l’envoi d’armes aux dirigeants ukrainiens. L’attachement à la Russie (mais aussi à l’ex-Union soviétique) d’une partie du peuple bulgare représente donc bien une inquiétude pour Bruxelles, que M. Petkov avouait à sa manière, dans une interview récente : « nous avons été pendant très longtemps l’objet de la propagande russe, il faut donc du temps pour faire évoluer les mentalités ». Il rappelait à cette occasion qu’il avait décidé de limoger son premier ministre de la défense, une personnalité indépendante jugée trop proche de Moscou.
Les citoyens de base, notamment dans les milieux ouvriers, restent avant tout inquiets de la dégradation de leurs conditions de vie
Mais, si cruciaux que soient les enjeux géopolitiques, les citoyens de base, notamment dans les milieux ouvriers, restent avant tout inquiets de la dégradation de leurs conditions de vie. La Bulgarie a adhéré à l’Union européenne en 2007, ce qui a enclenché l’ouverture progressive des frontières permettant une « libre circulation de la main d’œuvre » ; le pays a dès lors connu une émigration massive, notamment de la jeunesse, vers l’Ouest, le laissant démographiquement exsangue. On voit mal comment le prochain scrutin pourrait inverser cette tendance.