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« Est-ce que Macron est devenu fou ? »

Les présidents Macron et Xi

Lors de son vol le ramenant de Pékin à Paris, le 7 avril, le président français a lâché quelques phrases qui ont provoqué une onde de choc dans les milieux les plus atlantistes – en France, en Europe, et aux Etats-Unis.

Evoquant la question de Taïwan – une île que la Chine considère comme faisant partie de son territoire, mais dirigée depuis sept décennies par des forces très liées à Washington – Emmanuel Macron a en substance plaidé pour que, dans ce dossier, l’Union européenne ne soutienne pas aveuglément les Etats-Unis, aujourd’hui engagés dans une escalade de confrontation avec Pékin.

« La pire des choses serait de penser que nous, Européens, devrions être suivistes sur ce sujet et nous adapter au rythme américain et à une surréaction chinoise » a affirmé le locataire de l’Elysée, qui a poursuivi : « nous ne voulons pas entrer dans une logique de bloc à bloc » qui contraindrait l’UE à s’aligner purement et simplement derrière Washington.

Il n’en fallait évidemment pas plus pour déclencher la fureur des groupies inconditionnelles de l’Oncle Sam. En Allemagne en particulier. Norbert Röttgen, qui brigua naguère la présidence de la CDU, s’est indigné : « Macron a réussi à faire de sa visite en Chine une opération de communication pour Xi et un désastre diplomatique pour l’Europe ».

Rappelant les analyses datant de 2021 du chef de l’Etat français estimant que l’OTAN était en état de « mort cérébrale », le député social-démocrate Metin Hakverdi en a, pour sa part, perdu son sang-froid : « Macron recommence. C’est une grave erreur pour l’Occident de se laisser diviser dans ses relations avec Pékin ». Pire : le président français « s’exprime à Pékin sans aucune autorisation de l’UE ». Un peu plus, et le parlementaire demandait sa comparution devant la Cour pénale internationale…

Et la presse « mainstream » est au diapason, à l’image du Spiegel qui s’interroge gravement : « Est-ce que Macron est devenu fou ? ».

Mais c’est sans doute en République tchèque – dont les dirigeants se sont récemment illustrés par leur initiatives diplomatiques pro-Taipeh – que la fureur s’est exprimée le plus ouvertement. La sénatrice Miroslava Němcová (ODS, droite) a ainsi rédigé un tweet rageur : « Macron en Chine a fragilisé une alliance clé entre l’Europe et les États-Unis ». Quant au président de la commission des Affaires étrangères de la Chambre des députés, Marek Zenisek (TOP-09, libéral), il n’a pas hésité à asséner : « selon M. Macron, nous devrions résister aux pressions visant à réduire notre dépendance à l’égard des États-Unis et ne pas nous laisser entraîner dans une confrontation entre la Chine et les États-Unis. C’est absolument honteux et erroné ». Au moins, c’est clair.

Face à ce tumulte, comment analyser les propos d’Emmanuel Macron, que celui-ci a du reste réitérés quelques jours plus tard ?

Il convient d’abord de rappeler que le président français s’inscrit dans une certaine continuité. Il n’a cessé de plaider pour ce qu’il nomme une « autonomie stratégique » de l’UE face à ceux qui privilégient une « solidarité atlantique » sans faille.

Il précise cependant, dans le cas de la Chine, qu’il ne plaide nullement pour que Bruxelles se situe « à équidistance » de Washington et de Pékin. Car il considère les Etats-Unis comme des alliés et amis proches, et se reconnaît dans la caractérisation classique de la Chine par Bruxelles comme une « partenaire », mais aussi une « concurrente » ainsi qu’une « rivale ».

Cependant il ambitionne de faire de l’UE un bloc autonome, défendant des « intérêts européens ». Il s’est du reste félicité d’avoir marqué, depuis quelques années, des points idéologiques à cet égard parmi les Vingt-sept, au point de leur avoir fait adopter le concept de « souveraineté européenne ».

Le problème est que cette formulation est un oxymore : elle contient une contradiction dans les termes qui l’empêche de revêtir un contenu concret, en tout cas favorable aux peuples. La seule signification réelle renvoie plutôt à des intérêts économiques des grands groupes industriels, commerciaux et bancaires de base européenne face à leurs rivaux d’outre-atlantique.

Alors, face à Washington, priorité à la rivalité économique, ou bien à la soumission politique ? A Bruxelles, le deuxième terme semble pour l’heure prendre le dessus en particulier depuis le 24 février 2022. Car la guerre en Ukraine a donné des ailes aux dirigeants les plus ultras – polonais, baltes, tchèques, roumains – alors même que Paris, Berlin et quelques autres semblent avoir été pris de court par les évolutions géopolitiques, amenant Varsovie à triompher, en substance : vous voyez, nous avions raison de désigner la Russie comme un ennemi mortel.

Encore faut-il préciser que la ligne qui sépare partisans d’une « Europe européenne » et supporters d’une Europe américaine ne passe pas forcément entre Etats membres de l’UE, mais plutôt au sein même de certains de ces derniers. En République fédérale par exemple, les ultra-atlantistes tiennent pour l’heure le haut du pavé. Mais dans les trois décennies qui ont suivi la « réunification », l’heure était plutôt à la promotion des intérêts autonomes, y compris face aux Américains. Ce qui pourrait un jour revenir (mais pas à court terme).

Hélas, Emmanuel Macron n’est pas de Gaulle…

Pour des raisons historico-culturelles, la France, celle du peuple, possède une longue tradition de non-alignement (là où ses élites dirigeantes ont plutôt le réflexe de la soumission aux puissances étrangères). Ainsi, la Révolution française a vu se dresser contre elle l’Europe des aristocraties coalisées pour ramener le despote sur le trône – et en est sortie victorieuse en septembre 1792. Un siècle et demi plus tard, l’immense majorité de la grande bourgeoisie française prônait la collaboration avec l’Allemagne nazie selon le slogan « plutôt Hitler que le Front populaire » ; c’est finalement la Résistance qui contribua de manière décisive à vaincre l’Occupation. Puis, lors de ses deux passages au pouvoir, le Général de Gaulle prit bien soin de tenir en échec l’hégémonie sur la France dont Washington rêvait.

Hélas, Emmanuel Macron n’est pas de Gaulle. Là où le premier défendait l’indépendance de chaque pays, son lointain successeur rêve de dissoudre les souverainetés nationales dans un empire européen qui ne dit pas son nom. Pour l’heure, le vent ne souffle pas dans son sens au sein de l’oligarchie bruxelloise majoritairement alignée sur l’Oncle Sam, à l’image d’Ursula von der Leyen. Le président français pourrait au moins s’enorgueillir d’être blâmé par Norbert Röttgen. Un véritable honneur, mais il n’est pas sûr qu’il l’apprécie à sa juste valeur…

En attendant, tous ceux, en France, en Allemagne et ailleurs, qui rejettent les dominations et les dépendances ont au moins un motif de satisfaction : les querelles et contradictions au sein de l’UE se portent à merveille. Et ce n’est pas près de s’arrêter.

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