Le premier ministre hongrois ne cesse d’alimenter les cauchemars de la plupart de ses collègues européens. Non seulement il tient des propos à contre-courant des orientations de l’Union européenne, en particulier sur l’Ukraine, mais il bloque des décisions cruciales, notamment en ce qui concerne le financement de l’engagement militaire de l’UE.
Viktor Orban a toujours affirmé que la paix devrait passer par des négociations plutôt que par l’escalade guerrière face à Moscou. Peu après que son pays eut endossé, pour six mois (donc jusqu’à fin décembre), la présidence tournante du Conseil de l’UE, il s’était rendu dans la capitale russe en juillet pour parler avec Vladimir Poutine.
Mais, aux yeux de Bruxelles, il y a pire que les paroles : la Hongrie refuse que soient débloquées les sommes destinées au transfert d’armements, d’équipements et de formation à destination de Kiev. Le dossier est complexe comme toujours avec les mécanismes communautaires.
En principe, les traités n’autorisent pas l’UE à financer sur le budget général les opérations extérieures à caractère militaire. Depuis longtemps, celle-ci trouve donc des expédients pour contourner l’interdiction – notamment pour l’« aide » à certains régimes africains ou les incursions dans les Balkans. Mais les ambitions européennes en matière d’interventions extérieures se sont amplifiées.
En 2021, les Vingt-sept décident donc de créer une structure spécifique de financement qu’ils baptisent « Facilité européenne pour la paix » (FEP). Un nom typiquement orwellien, puisqu’il s’agit de financer la guerre. Officiellement, la FEP « est un instrument qui a pour objectifs d’accroître la capacité de l’Union à prévenir les conflits, à consolider et préserver la paix et à renforcer la sécurité et la stabilité internationales ».
Son financement est assuré par les contributions des États membres sur la base d’une clé de répartition en fonction du revenu national brut. Au moment de son lancement, le plafond a été fixé à 5,7 milliards d’euros. Celui-ci n’a pas tardé à être relevé : de 2,3 milliards d’euros en mars 2023, puis de 4,1 milliards d’euros en juin 2023.
Un nouveau relèvement, de 5 milliards d’euros, a eu lieu en mars 2024, destiné à créer un fonds d’assistance spécifique à l’Ukraine, pour plus de « flexibilité ». Il s’est accompagné d’une réforme des structures et procédures de la FEP, réforme dont l’accouchement a été difficile.
Paris et Berlin (dont les contributions cumulées atteignent 43% du total) s’étaient en effet affrontés sur le calcul de leur quote-part. La France insistait en outre pour que les commandes de matériels militaires reviennent avant tout à des firmes européennes, alors que d’autres Etats membres, dont l’Allemagne, donnaient la priorité à l’urgence et plaidaient pour que les acquisitions puissent être effectuées auprès de fournisseurs d’Etats tiers. En clair : des marchands de canons américains.
le Fonds était aussi conçu pour payer les acquisitions communes de munitions, d’armes, de missiles et de drones
Dès lors que le compromis était conclu, espérait Bruxelles, le Fonds pour l’Ukraine allait permettre de rembourser les équipements et munitions aux Etats membres qui avaient pioché dans leurs stocks pour alimenter l’armée ukrainienne et fournir à celle-ci des formations. En outre, le Fonds était aussi conçu pour payer les acquisitions communes de munitions, d’armes, de missiles et de drones.
Le chef de la politique extérieure de l’UE, Josep Borrell, se félicitait alors que Budapest, après avoir traîné les pieds, ait finalement donné son accord de principe, sous réserve de ne pas être contraint de verser au pot.
Un soulagement qui n’a pas duré : en mai 2024, le ministre hongrois opposait son veto à plusieurs procédures techniques permettant le remboursement par le Fonds des montants dépensés par les pays membres. Les décisions concernant la FEP (et donc sa partie ukrainienne spécifique) se prennent à l’unanimité.
Le Conseil tenu le 27 mai fut particulièrement houleux. « Je crois que le ministre hongrois a compris l’exaspération de ses collègues » a commenté un participant. Mais Péter Szijjarto n’a pas cédé. Après la réunion, il déclarait ainsi : « nous continuons à insister sur la nécessité de faire la paix, d’arrêter les tueries insensées et d’empêcher l’escalade de cette guerre, c’est pourquoi nous n’avons pas contribué et ne contribuerons pas au déblocage des fonds supplémentaires pour financer des livraisons d’armes à l’Ukraine ».
Evidemment, à Bruxelles, on s’est immédiatement attelé à inventer une voie pour contourner le veto hongrois. En octobre, les services de M. Borrell pensaient avoir trouvé une solution. Selon celle-ci, les vingt-six autres Etats membres verseraient des contributions volontaires ; puis un montage complexe permettrait de transférer 5 milliards vers le Fonds pour l’Ukraine, et 1,6 milliard vers la FEP proprement dite.
Des obstacles subsistent cependant. En particulier en ce qui concerne les procédures internes de chaque Etat membre pour approuver les versements « volontaires ». Un problème juridique, mais surtout politique, comme viennent de le confirmer les doutes exprimés par la France.
Du côté de l’Elysée, on évoque à nouveau l’envoi de militaires, ou de mercenaires sous contrat, en Ukraine
Paris pourrait bien s’opposer à la proposition de contournement, en faisant notamment valoir que celle-ci créerait un précédent pour des dossiers ultérieurs, moins prioritaires que l’Ukraine. Surtout, le gouvernement de Michel Barnier, privé de soutien parlementaire, vient de tomber. Nul ne sait dans quelles conditions aura lieu le futur débat budgétaire.
Venir devant l’Assemblée nationale en proposant des dépenses « volontaires » pour contribuer à aider Kiev, et donc à poursuivre la guerre, semble pour l’heure hors de propos. Bien sûr, une majorité de députés approuve le principe de l’aide militaire.
Mais le sentiment populaire est bien moins enthousiaste ; il pourrait bien être, dans l’actuel contexte politique, de plus en plus réticent, comme c’est le cas dans de nombreux Etats membres, dont l’Allemagne. La performance spectaculaire d’un candidat anti-guerre, lors du premier tour du scrutin présidentiel roumain, le 24 novembre, a de quoi effrayer à Bruxelles, à Berlin, et à Paris.
Viktor Orban, lui, peut se réjouir. Il reste le mouton noir au sein du Conseil européen, mais voit ainsi sa ligne confortée dans plusieurs pays. Certains pensent en outre qu’il se rêve en intermédiaire entre Vladimir Poutine, avec qui il entretient de bonnes relations, et Donald Trump, auprès de qui il dispose de puissants réseaux.
Reste une question : jusqu’à quand les dirigeants européens alimenteront-ils la fuite en avant guerrière ? Du côté de l’Elysée, on évoque à nouveau l’envoi de militaires, ou de mercenaires sous contrat, en Ukraine. Ce qui ne requiert aucune approbation parlementaire…