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Un sommet européen qui s’annonce sous tension

Charles Michel et Viktor Orban

Rarement l’inquiétude aura été aussi grande à Bruxelles avant un Conseil européen. Les chefs d’Etat et de gouvernement, qui se réuniront les 14 et 15 décembre, ont un ordre du jour explosif.

Deux dossiers, en particulier, sont particulièrement controversés au sein des Vingt-sept : la perspective d’adhésion de l’Ukraine à l’UE, et l’alourdissement du budget communautaire. Un dossier distinct, l’abondement de 20 milliards du fonds (hors budget) finançant l’aide militaire à Kiev a très peu de chance d’être approuvé. Sur chacun de ses points, le feu vert doit être donné à l’unanimité.

Premier point d’affrontement prévisible, l’élargissement de l’Union à l’Ukraine, mais aussi à la Moldavie et aux pays des Balkans, fait théoriquement l’objet d’un consensus sur le principe. En juin dernier, Kiev et Chisinau s’étaient vu reconnaître le statut de candidat officiel. Les dirigeants européens souhaitaient, par ce cadeau symbolique, affirmer une nouvelle fois leur soutien politique face à l’« agresseur russe ».

Mais derrière la façade, personne n’est dupe. Dès lors qu’il faut lancer concrètement l’étape suivante, en l’occurrence l’ouverture effective des « négociations » avec les pays candidats (en réalité l’alignement unilatéral de ceux-ci sur les règles communautaires – un processus qui dure de nombreuses années), les oppositions entre les Vingt-sept surgissent.

Il y a ceux qui sont des partisans inconditionnels des adhésions au plus tôt, quoiqu’il en coûte, même s’il faut tordre le droit de l’UE et même si les sept conditions préalables posées en juin à l’Ukraine (lutte contre la corruption, respect de l’« état de droit », « désoligarchisation »,…) ne sont pas remplies. Les Etats baltes se rangent dans cette catégorie, convaincus que c’est le seul moyen d’éviter que la Russie ne les envahisse puis ne déferle sur toute l’Europe…

Mais il y a aussi ceux qui mesurent l’écart de richesses abyssal qui sépare les candidats des membres actuels, et imaginent – à juste titre – les bouleversements budgétaires que subirait l’Union. En particulier, les pays qui reçoivent aujourd’hui de Bruxelles plus de fonds qu’ils n’en versent verraient cette situation s’inverser.

Les actuels pays de l’Est craignent d’être concurrencés par les nouveaux arrivants qui produisent à moindre coût

C’est notamment le cas pour les actuels pays de l’Est de l’UE. Ces derniers – Pologne, Slovaquie, Bulgarie, Roumanie,… – craignent aussi d’être concurrencés dans divers domaines par les nouveaux arrivants qui produisent à moindre coût (une concurrence dont ils avaient bénéficié au détriment de l’Ouest lors de leur propre adhésion en 2004/2007). Compte tenu des cadeaux déjà faits à l’Ukraine (accès aux marchés) plusieurs secteurs sont déjà frappés, comme les transports et l’agriculture.

De leur côté, les partisans les plus zélés de l’intégration européenne redoutent (lucidement) qu’en passant de vingt-sept à près de trente-cinq membres, les processus de décisions soient de plus en plus bloqués. Pour éviter cela, le président français plaide pour une Europe « à plusieurs vitesses ». Les structures et modes de fonctionnement actuels devraient, à son sens, être réformés avant toute nouvelle adhésion.

Sans forcément le formuler de la même manière, Berlin partage cette inquiétude. Quant à l’Autriche, elle clame que l’Ukraine ne doit pas faire oublier l’adhésion des pays des Balkans qui attendent depuis des années…

Et puis enfin, il y a le premier ministre hongrois. Viktor Orban (photo, à droite) a écrit le 4 décembre au président du Conseil européen, Charles Michel (photo, à gauche), pour demander que ce sujet soit retiré de l’ordre du jour, de même que le projet de 50 milliards (sur trois ans) d’aide budgétaire à Kiev. Sinon, a menacé la bête noire de Bruxelles, « le manque évident de consensus conduirait inévitablement à un échec ». Son ministre des affaires étrangères a enfoncé le clou : « qui peut sérieusement affirmer que l’Ukraine est prête pour les négociations d’adhésion ? ».

Certes, le dirigeant hongrois – souvent dénoncé comme « pro-russe » par ses collègues – est un habitué des déclarations fracassantes mais finit par plier, non sans avoir obtenu des concessions mineures. Il pourrait cette fois encore vouloir menacer avant de négocier le déblocage des 22 milliards que Bruxelles a gelés en rétorsion aux « atteintes à l’état de droit » en Hongrie.

Sauf que cette fois, un déblocage partiel a déjà été obtenu. Et que le parti de M. Orban voit monter dans le pays un parti concurrent qui reflète l’état d’esprit d’une population de plus en plus hostile à la guerre et à l’Ukraine.

Surtout, les observateurs notent que la rébellion hongroise pourrait être en réalité bienvenue pour certaines capitales qui n’osent publiquement s’opposer à l’entrée de l’Ukraine, mais qui n’en pensent pas moins. C’est le cas de la France et de l’Allemagne, pour les raisons déjà citées, mais aussi des Pays-Bas et de la Slovaquie, où les électeurs ont plébiscité des partis hostiles au soutien à Kiev.

L’énorme contribution financière à la guerre en Ukraine et la crise du Covid ont vidé les caisses plus vite que prévu

Viktor Orban fait aussi partie des nombreux dirigeants opposés à la proposition que la Commission a formulée en juin : augmenter de 98 milliards le budget pluriannuel (2021-2027) de l’UE. C’est le second point explosif.

En effet, l’énorme contribution financière à la guerre en Ukraine et la crise du Covid ont vidé les caisses plus vite que prévu. Bruxelles a ensuite diminué ses ambitions : il est question d’une augmentation de « seulement » 73 milliards… dont 50 milliards pour renflouer l’économie ukrainienne.

Mais, à part ce domaine, les différents Etats membres sont en désaccord sur les postes budgétaires à abonder : climat, sécurité, frontières, recherche… D’autres proposent de faire prioritairement des économies.

C’est le cas des Etats traditionnellement baptisés « radins », comme les Nordiques, l’Autriche et les Pays-Bas. Dans ce dernier cas, c’est le chef du gouvernement sortant qui représentera son pays, mais il devra obtenir un mandat des nouveaux députés. Or Geert Wilders, le vainqueur de l’élection du 22 novembre, a affiché son refus de toute dépense européenne supplémentaire – un sentiment validé largement par les électeurs.

La position de Berlin pèsera plus encore. Et ce, dans un contexte ou le gouvernement « feu tricolore » vient d’être brutalement fragilisé par la décision du tribunal constitutionnel. Les juges de Karlsruhe ont interdit d’alimenter le budget annuel par des fonds spéciaux pluriannuels, a fortiori quand l’objet de ces derniers est modifié en cours de route. Conséquence immédiate : il faut trouver d’urgence 17 milliards pour le budget fédéral 2024… ce qui n’incite pas vraiment à laisser augmenter les versements à Bruxelles.

Conséquence indirecte : ceux qui espéraient, notamment à Paris, à Rome ou à Madrid, lancer un nouveau fonds commun après les 750 milliards empruntés en 2020 (et qu’il va bientôt falloir commencer à rembourser) doivent abandonner cet espoir. Et renoncer ainsi à vanter une UE qui deviendrait « plus fédérale ».

Quoiqu’il en soit, Olaf Scholz a bien l’intention de bloquer tout « laxisme budgétaire ». Il a cependant, comme la plupart de ses collègues, affiché sa volonté de sauvegarder les 50 milliards promis à Kiev.

Mais Viktor Orban s’y oppose. Selon lui, « il n’y aura pas de solution à la guerre entre la Russie et l’Ukraine sur le champ de bataille. Au lieu de financer la guerre, nous devrions enfin consacrer les ressources de l’Europe à faire la paix ». Le Hongrois a proposé que chaque pays soit libre de financer, ou non, l’économie ukrainienne…

Au nom de l’« unité européenne à préserver face à Poutine », le Conseil européen va-t-il, au dernier moment, trouver un compromis byzantin, typique de l’Union européenne ? Si tel est le cas, il reporterait à plus tard les contradictions sans les résoudre sur le fond.

A l’inverse, l’absence d’accord constituerait un fiasco monumental qui ébranlerait un peu plus les fondements de l’UE, au moment même où différentes élections expriment, selon la terminologie des grands médias, une montée du « populisme » sur les dossiers les plus chers à Bruxelles : Ukraine, budget, mais aussi immigration et climat.

Ce que traduit à sa manière le chef du groupe libéral de l’europarlement, le macroniste Stéphane Séjourné, quand il appelle ses troupes à « passer de proeuropéens convaincus à proeuropéens convaincants ».

Quel aveu !

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