Un tremblement de terre politique aux Pays-Bas. Et une profonde consternation à Bruxelles. Tels sont les enseignements du verdict des électeurs néerlandais qui étaient appelés aux urnes le 22 novembre, deux ans avant l’échéance normale. Ceux-ci ont été 77,8% à se déplacer (contre 82,6% lors du scrutin de 2021).
Le triomphe du Parti pour la liberté (PVV) constitue l’élément marquant du scrutin ; il a pris de court responsables politiques et commentateurs. Cette formation avait été fondée en 2006 par l’ancien libéral Geert Wilders qui en est toujours le dirigeant emblématique.
Souvent étiqueté d’extrême droite ou populiste, ouvertement islamophobe, il a fait du combat contre l’immigration son cheval de bataille. Mais il plaide aussi pour la reconquête de la souveraineté nationale – un référendum sur la sortie de l’Union européenne figure dans son programme, même si ce point a été peu mis en avant pendant la campagne. Si l’on ajoute qu’il souhaite stopper les livraisons d’armes à l’Ukraine et qu’il s’oppose au catastrophisme climatique, on comprend qu’il effraye au plus haut point les dirigeants de l’UE.
Ceux-ci avaient déjà eu des sueurs froides en 2010, lorsque le PVV avait créé la surprise en obtenant 15,4% des suffrages. M. Wilders avait alors soutenu, sans participer au gouvernement, la première coalition dirigée par le libéral Mark Rutte (qui vient d’achever avec ce présent scrutin son quatrième et dernier mandat de premier ministre). Mais en 2012, le parti était tombé à 10,1%, ce qui avait immédiatement amené les eurocrates et la presse mainstream du Vieux continent à marteler triomphalement que l’UE avait à nouveau le vent en poupe un peu partout… En réalité, cette chute s’expliquait notamment par la concurrence et le succès de nouveaux partis réclamant la sortie de l’UE.
Les Néerlandais avaient rejeté le traité constitutionnel européen, peu après le référendum français de mai 2005, avec un Non encore plus massif qu’en France
Ce 22 novembre, le PVV arrive pour la première fois en tête, avec 23,6%, soit un bond de 12,8 points par rapport en 2021. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce succès historique.
D’abord l’existence aux Pays-Bas, depuis plus de deux décennies, d’un fort courant anti-système qui est aussi très défiant quant à la poursuite de l’intégration européenne. Le succès du politicien atypique Pim Fortuyn, assassiné en 2002, en avait été l’un des premiers signes visibles. Mais il faut surtout pointer le rejet du projet de traité constitutionnel européen, quelques jours après le référendum français de mai 2005, avec un Non encore plus massif qu’en France. Onze ans plus tard, les Bataves, consultés sur le traité d’association UE-Ukraine, contrariaient à nouveau Bruxelles en refusant la ratification (un vote « consultatif » qui fut ensuite bafoué).
Ensuite, le leader « populiste » a eu l’habileté de mettre de l’eau dans son vin en admettant que l’interdiction du Coran et la fermeture des mosquées n’étaient pas des priorités. Parallèlement, il renforçait son discours « social », ayant bien senti que beaucoup de ses compatriotes avaient le pouvoir d’achat comme première préoccupation. Inflation galopante, augmentation de la pauvreté, crise aigüe du logement, dégradation des systèmes de santé et d’enseignement : la campagne (qui a très peu évoqué le climat) a reflété les priorités des Néerlandais.
Deux domaines ont également motivé les électeurs. D’une part le sentiment d’être de moins en moins entendus, qui se traduit souvent par le souhait de « dégager » les sortants. D’autre part, les importants flux migratoires. C’est du reste ce dernier domaine qui a causé la chute prématurée de la coalition sortante. Le chef du gouvernement avait annoncé un durcissement des conditions d’entrée et de séjour, ce qui entraîna le départ de deux des partis de la majorité. Mais sur ce terrain, Geert Wilders avait incontestablement quelques longueurs d’avance…
S’il y a un vainqueur, il y a une longue liste de vaincus ou de frustrés. A commencer par le Parti libéral (VVD) du premier ministre sortant Mark Rutte (photo), avec comme tête de liste Dilan Yeşilgöz, une femme d’origine turque, jusqu’à maintenant ministre de la justice affichant sa fermeté face à l’immigration. Avec 15,2% des voix, le VVD chute brutalement de 6,7 points.
Ses trois ex-alliés de coalition subissent également des baisses significatives : le D66, parti aux origines libertaires, désormais social-libéral et qui séduit surtout l’électorat urbain et « éduqué », tombe de 15% à 6,2% ; les chrétiens-démocrates (CDA) de 9,5% à 3,3% ; et l’Union chrétienne (CU, fondamentalistes protestants) de 3,3% à 2%.
En face, le parti travailliste (PvdA, social-démocrate) avait cette fois fait alliance avec la « Gauche verte ». Ces listes communes étaient chapeautées par Frans Timmermans, qui avait quitté son poste de premier vice-président de la Commission européenne (chargé du « Pacte vert », un fanatique de l’environnement) pour revenir dans la politique nationale. Et ce, dans l’espoir de faire tomber le VVD qui était à la tête des différents gouvernements depuis treize ans.
Certes, l’alliance, avec 15,5%, gagne 4,6 points par rapport au cumul des voix des deux partis en 2021. Mais l’objectif de victoire électorale est lourdement manqué. M. Timmermans n’a pas caché sa déception. Les Travaillistes sont très loin de retrouver leurs niveaux de 1982 (30%) ou même de 2012 (25%).
Pour sa part, le PS, souvent classé « gauche radicale », doit se contenter de 3,1%, la moitié de son résultat de 2001.
Deux listes retiennent aussi l’attention. Tout d’abord celle conduite par Pieter Omtzigt, un dissident des chrétiens-démocrates, qui a centré sa campagne sur la « bonne gouvernance » et avait notamment dénoncé des scandales publics, comme la suppression injustifiée des allocations à des dizaines de milliers de familles pauvres. Son positionnement anti-corruption et anti-système l’avait même un temps propulsé en tête des sondages.
Sans être un opposant à l’UE, et situé au « centre-droit », il louait cependant les dirigeants hongrois ou polonais d’avoir mis la souveraineté nationale « sur la table », s’opposait à tout « transfert progressif de subsidiarité, de pouvoirs et de budgets » et prônait un droit de veto des parlements nationaux – une exigence contraire aux traités européens. Son mouvement (le Nouveau contrat social, NSC), qui n’existait pas en 2021, obtient 12,8% et la quatrième place.
Enfin, autre parti récemment apparu, le BBB (Mouvement agriculteur citoyen) obtient 4,7% contre 1% il y a deux ans. C’est certes très loin du score réalisé lors des régionales de mars dernier, où il avait créé une énorme surprise en arrivant devant tous les autres partis. Mais son thème premier, le refus des exigences environnementales européennes entraînant la disparition de près de 12 000 fermes et de centaines de milliers de têtes de bétail, reste populaire au-delà même des milieux ruraux.
Prendre ostensiblement le contre-pied du verdict des urnes ne ferait que renforcer le rejet du « système » et de l’intégration européenne
Et maintenant ? Le mode de scrutin néerlandais, la proportionnelle sans seuil minimal, permet la représentation d’un grand nombre de partis à la chambre des députés (seize désormais). Cet émiettement rend possible une multitude de coalitions. Classiquement, de longs mois sont donc nécessaires pour former un gouvernement.
Deux types de scénario semblent envisageables. Le premier, le plus logique, verrait le PVV former une coalition puisqu’il sort premier et grand gagnant du scrutin. Geert Wilders a confirmé qu’il souhaitait vivement participer au prochain cabinet, sans trop insister pour en être le chef. Il verrait bien une alliance avec les libéraux du VVD ou le NSC de M. Omtzigt, ou, mieux, les deux, flanqués du BBB.
Les Libéraux n’excluaient pas, pendant la campagne, de s’allier avec le dirigeant « populiste » malgré les conflits passés ; ils n’imaginaient sans doute pas que celui-ci arriverait en tête. Ils évoquent désormais un éventuel soutien parlementaire sans participation gouvernementale.
Pour sa part, M. Omtzigt, qui avait initialement fermé la porte, n’est plus aussi catégorique. Le BBB a déjà donné son accord.
L’autre scénario verrait une « grande coalition » se former pour tenir M. Wilders à l’écart. Plusieurs configurations sont possibles, mais cette alliance serait sans doute dirigée par les Travaillistes. Cette perspective réjouirait évidemment les dirigeants de l’UE.
Mais prendre aussi ostensiblement le contre-pied du verdict des urnes ne pourrait que renforcer la distance, voire le rejet, du « système » et de l’intégration européenne, et préparer ainsi de futures « mauvaises surprises » plus grandes encore.
Quelle que soit la coalition qui sera formée, c’est déjà le scénario cauchemar qui vient de survenir pour Bruxelles : un des six pays fondateurs de l’UE a plébiscité un parti qui réclame de « reprendre le contrôle » (une expression qui rappelle de bien mauvais souvenirs aux eurocrates) ; il a aussi donné vie à deux nouveaux partis qui insistent sur l’urgence de rapatrier certaines compétences nationales.
Les dirigeants européens voudront-ils comprendre le message ?