Actu

Rhétoriques belliqueuses et engrenages funestes (éditorial paru dans l’édition du 20/12/21)

occupied

Ce fut d’abord un fantasme. Puis une hypothèse. Avant d’être présenté, par la presse dominante, comme une certitude : la Russie s’apprête à envahir l’Ukraine. Le scénario avait déjà été agité en avril à l’occasion de grandes manœuvres russes non loin de la frontière ukrainienne. Cette fois encore, la supposée menace fera « pschitt ». Mais l’explication sera toute trouvée : si Moscou n’a pas attaqué, c’est que les avertissements occidentaux l’en ont dissuadé.

Le point de départ fut une « confidence » des services américains distillée fin octobre par le Washington Post, selon laquelle une armada militaire était à nouveau dépêchée dans la zone frontalière. Les premiers surpris furent les renseignements ukrainiens. Il y a bien des dizaines de milliers de soldats russes stationnés sur place, confirmèrent ces derniers, mais aucune évolution notable depuis le printemps. Pourtant, le chef de la diplomatie ukrainienne s’aligna soudain sur la thèse américaine qui devint le mantra officiel du camp occidental. Comme de juste, l’Union européenne se rangea sur cette ligne et menaça Moscou de (nouvelles) sanctions au cas où le Kremlin mettrait à exécution les sombres desseins qu’on lui attribuait.

Ces derniers sont pourtant imaginaires. A supposer que le président russe rêve d’occuper l’Ukraine, il sait parfaitement que ses forces se retrouveraient en terrain hostile dans la partie occidentale de ce pays plus étendu que la France ; surtout, hériter d’une économie largement exsangue et d’un Etat pas loin d’être failli représenterait un coût funeste.

Ce qui est vrai, en revanche, c’est que la concentration de troupes et d’équipements russes comporte bien un message non voilé de Moscou à l’attention de Washington : l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN représenterait un défi stratégique ressenti comme une menace existentielle par les Russes. Et ces derniers ne peuvent accepter que ce pays devienne une sorte de porte-avion pour des armements et missiles aux portes de la Fédération de Russie. Les Américains ont beau faire des tirades sur le droit de chaque pays à être membre d’une alliance militaire, ils devraient se souvenir de 1962, lorsque l’Union soviétique s’apprêtait à installer des fusées sur le territoire de Cuba, pays souverain mais riverain de leurs côtes : ils avaient obtenu le retrait de celles-ci. Et que diraient-ils aujourd’hui si le Mexique importait soudain un arsenal russe ? Encore tout récemment, ils sommaient le Cambodge (pourtant éloigné des rivages US) de cesser sa coopération militaire avec la Chine…

Que diraient les États-Unis aujourd’hui si le Mexique implantait soudain un arsenal russe sur son sol ?

Au terme du sommet du 7 décembre entre Vladimir Poutine et Joseph Biden, ce dernier semble avoir saisi le message. Ses hauts chefs militaires l’ont compris : Moscou a les moyens de mettre un coup d’arrêt à la marche de l’OTAN vers l’Est. Certes, l’Oncle Sam indique officieusement que l’adhésion de l’Ukraine à l’Alliance atlantique n’est pas à l’ordre du jour. Mais les Russes ne veulent plus se contenter de paroles verbales, d’autant que ladite adhésion avait été officiellement promise à Kiev en 2008. Ils souhaitent un traité garantissant une architecture de sécurité sur le Vieux Continent.

Las, côté Union européenne, le ton reste imperturbablement à la Guerre froide. Le sommet du « partenariat oriental » qui s’est tenu le 15 décembre entre les dirigeants des Vingt-sept et ceux de cinq anciennes républiques soviétiques l’a confirmé : de l’Ukraine à la Moldavie en passant par la Géorgie, les dirigeants européens considèrent l’Europe orientale comme devant s’« arrimer » naturellement à l’UE. Début décembre, la mal nommée « Facilité européenne pour la paix » a annoncé le financement par Bruxelles d’entraînements et d’équipements militaires en faveur de Kiev, Chisinau ou Tbilissi.

Bruxelles se rêve en puissance géopolitique mondiale. Un rêve heureusement inatteignable eu égard aux différences de cultures stratégiques et aux contradictions d’intérêts entre les Etats membres. Mais c’est précisément parce que ce fantasme est vain qu’il entraîne des discours frustrés et agressifs. Or en diplomatie, il peut arriver un moment où l’on ne maîtrise plus les engrenages funestes qu’enclenchent les rhétoriques belliqueuses – a fortiori si elles s’appuient sur la promotion des « valeurs ».

La chaîne franco-allemande Arte diffuse actuellement la série Occupied dont le scénario s’organise autour de l’occupation de la Norvège par la Russie. Une fiction… « particulièrement réaliste » insiste la bande-annonce.

Qui tombe à pic, en tout cas.

Pierre Lévy

Partager :