Ce devait être un Conseil européen crucial, explosif et à rallonge. Ce fut un sommet des faux-semblants. Les chefs d’Etat et de gouvernement des Vingt-sept, réunis les 14 et 15 décembre, avaient à leur menu deux dossiers, en particulier, qui promettaient des affrontements sérieux. Au point que plusieurs participants avaient confié qu’ils s’étaient munis de nombreux chemises ou corsage pour tenir plusieurs jours – jusqu’à Noël avaient même plaisanté l’un d’entre eux.
Finalement, la réunion s’est achevée dans les délais initialement prévus. Les deux points controversés – l’un et l’autre concernant particulièrement l’Ukraine – ont finalement été traités dès la première journée, avec un point commun : les décisions (ou non décisions) pourront être inversées début 2024…
Élargissement : les feux verts accordés sous les projecteurs médiatiques sont plus symboliques que réels
Le premier dossier concernait l’élargissement de l’UE. Le Conseil européen a ainsi donné son feu vert au lancement des négociations d’adhésion avec l’Ukraine, la Moldavie, mais aussi avec la Bosnie-Herzégovine. Les deux premiers pays s’étaient vu accorder le statut officiel de pays candidat en juin dernier (le troisième l’avait déjà).
Il y a cependant un « mais » : les discussions ne pourront être réellement lancées que quand les « recommandations » que leur avait fixées la Commission européenne en novembre seront remplies (il reste « du travail » à faire, selon Bruxelles, notamment sur les lois anti-corruption à mettre en place), et que les Vingt-sept l’auront formellement constaté, à l’unanimité, au premier trimestre 2024. Autant dire que les feux verts accordés sous les projecteurs médiatiques sont plus symboliques que réels.
Cela n’a pas empêché les uns et les autres de pousser des cris de joie. A commencer par le président ukrainien (photo, en vidéo lors du Conseil) qui s’est écrié : « c’est une victoire pour l’Ukraine, une victoire pour toute l’Europe, une victoire qui motive, inspire et renforce ». Le président du Conseil européen, Charles Michel (photo, à droite), s’est réjoui d’un « signal politique très fort », tandis que la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, qualifiait la décision de « stratégique » (le plus haut compliment dans le jargon bruxellois).
La plupart des participants se sont exprimés à l’unisson. « Une décision historique » a salué de loin la Maison-Blanche, l’Oncle Sam considérant manifestement qu’il est un peu chez lui à Bruxelles.
Viktor Orban a accusé ses collègues de piétiner délibérément leurs propres règles
Comme attendu, la seule fausse note publique est venue du premier ministre hongrois. Viktor Orban a qualifié la décision d’« insensée ». Il a accusé ses collègues de piétiner délibérément leurs propres règles, à savoir l’ouverture de négociations sur la seule base du « mérite », autrement dit en examinant si les conditions requises sont remplies. Au lieu de cela, les participants n’ont pas caché vouloir, par cette décision, envoyer un « message à Moscou », à savoir : l’Ukraine appartient à la sphère occidentale.
Deux types de raisons peuvent expliquer ce cavalier seul de Budapest. D’une part, de nombreux observateurs estiment qu’il s’agit de négocier le versement des 22 milliards que Bruxelles doit à la Hongrie, mais qui ont été gelés par la Commission tant que le gouvernement de ce pays viole « l’état de droit » (notamment en matière d’indépendance de la justice). Du reste, Bruxelles avait débloqué partiellement (10 milliards) quelques jours avant le sommet, espérant ainsi assouplir la position hongroise – une concession dénoncée par de nombreux eurodéputés, qualifiant cette concession de « pot de vin » accordé à M. Orban.
D’autre part, ce dernier est bien conscient des conséquences économiques et sociales catastrophiques qu’une adhésion de pays particulièrement pauvres aurait pour l’UE en général, pour les pays d’Europe centrale en particulier.
Du reste, les cadeaux déjà offerts à l’Ukraine provoquent en ce moment même la révolte des chauffeurs routiers polonais, qui, victimes de cette concurrence nouvelle, bloquent de nombreux poins de passage aux frontières. Quant à la politique agricole commune, elle « s’effondrerait si nous (la) laissions telle qu’elle est et que nous élargissions l’UE à l’Ukraine, à la Moldavie et aux pays des Balkans occidentaux », a estimé le ministre allemand de l’agriculture.
Plusieurs capitales se réjouissent discrètement du veto hongrois
Ce qui explique que plusieurs capitales ne sont en réalité guère enthousiastes à l’idée que l’adhésion de l’Ukraine se réalise un jour. Elles préfèrent prétendre officiellement le contraire… mais se réjouissent discrètement du veto hongrois.
« Veto » ? De fait, le feu vert à l’ouverture des négociations d’adhésion nécessite l’unanimité des Vingt-sept. Mais à Bruxelles, on ne manque pas d’imagination. Au moment où la décision devait être prise, Viktor Orban a opportunément quitté la salle de réunion, dans un scénario évidemment préparé à l’avance. Résultat : aucun vote contre n’a été enregistré, et le Conseil a pu ainsi offrir son cadeau tant attendu à Volodymyr Zelensky.
De son côté, le dirigeant hongrois peut clamer qu’il n’a pas perdu la face, ni participé à une décision qu’il réprouve. Budapest a en outre rappelé qu’il y aurait « 75 occasions » de stopper le processus si celui-ci démarre, en plus de l’évaluation (à l’unanimité) des conditions préalables début 2024…
Budapest a refusé le « paquet budgétaire », au grand dam des autres pays
Viktor Orban, encore lui, a été plus carré dans le deuxième dossier « chaud » : l’augmentation du budget pluriannuel de l’UE en cours (2021-2027). Le choc économique provoqué par le Covid, puis surtout le soutien économique et militaire à Kiev ont vidé les caisses bruxelloises plus vite que prévu. Faut-il dès lors les renflouer, et dans quels domaines prioritaires ? Ou bien faut-il opérer des « redéploiements », c’est-à-dire des coupes dans certains domaines budgétaires ?
Le premier point de vue est soutenu par les pays du sud, dont l’Italie, mais aussi par la France. Et, classiquement, les pays dits « frugaux » – les Nordiques, les Pays-Bas, l’Autriche, menés par l’Allemagne – sont dans le camp d’en face. Cependant, la plupart d’entre eux font une exception pour l’Ukraine : celle-ci doit, selon eux, recevoir les 50 milliards d’aide (17 milliards de dons, 33 milliards de prêts préférentiels) qui lui ont été promis.
Dans ce contexte, vingt-six pays avaient fini par trouver un compromis : plutôt que les 100 milliards initialement proposés par la Commission, le supplément budgétaire s’élèverait à 73 milliards qui seraient alloués à la protection des frontières, à la politique migratoire, à la recherche technologique, à l’industrie d’armement, et… aux remboursements de l’emprunt commun de 750 milliards souscrit en 2020, dont le coût devient bien plus élevé que prévu.
Le compromis comprenait donc les 50 milliards de soutien « macroéconomique » à Kiev (qui viendraient s’ajouter aux 85 milliards déjà versés par l’UE et ses Etats membres depuis février 2022). Concrètement, il s’agit d’assurer par exemple une partie des salaires des fonctionnaires, et éviter ainsi que l’Etat ukrainien – notoirement corrompu – se retrouve en faillite.
C’est ce « paquet budgétaire » que Viktor Orban a refusé, au grand dam de ses collègues. Une phrase laconique figure donc dans les conclusions : « le Conseil européen reviendra sur cette question au début de l’année prochaine ». Et, dans les coulisses, on prévoit un « plan B » pour financer l’Ukraine si la Hongrie maintient son refus. A condition bien sûr que d’autres capitales ne rejoignent pas Budapest d’ici là.
L’enfer subi par les Gazaouis ne trouve aucun écho dans les conclusions des Vingt-sept
Le sommet a également attribué le statut de pays candidat à la Géorgie. Et a traité d’autres points qui figuraient à son menu : politiques migratoires, « sécurité et défense », perspectives de réformes institutionnelles, relations avec la Turquie (les négociations d’adhésion avec Ankara ont été ouvertes en… 2005 et sont au point mort).
Mais les conclusions commencent par plus de trois pages pour « condamner résolument la guerre menée par la Russie et (affirmer la) solidarité inébranlable avec l’Ukraine et sa population ». Elles confirment un douzième paquet de sanctions contre Moscou et abordent la perspective de mettre la main sur les intérêts des avoirs russes gelés.
En revanche, elles se contentent d’indiquer : « le Conseil européen a tenu un débat stratégique approfondi sur le Proche-Orient ». L’enfer subi par les Gazaouis ne trouve aucun écho dans le texte.
Bilan du sommet : les deux points qui s’annonçaient explosifs restent entiers. La perfusion pour Kiev a été bloquée, mais demeure sur la table des Vingt-sept pour début 2024. Quant aux négociations d’adhésion, elles sont officiellement ouvertes, mais ne commenceront pas avant un nouvel examen.
En outre, le Conseil a omis un détail : l’adhésion proprement dite supposerait que l’Ukraine gagne la guerre – seule hypothèse que l’UE envisage. Mais cela n’est pas exactement ce qui se dessine sur le terrain.