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UE : la ridicule mais dangereuse illusion de la puissance

Emmanuel Macron et Xi Jiping

En l’espace de quelques jours, les dirigeants européens viennent de subir deux humiliations spectaculaires. La première a été infligée à l’Union européenne toute entière par Washington et d’une certaine manière Moscou. La seconde a été subie par Emmanuel Macron, en visite officielle à Pékin du 3 au 5 décembre (photo), et qui comptait bien parler au nom de l’UE sur deux dossiers notamment.

Le président français s’était fixé l’objectif de convaincre le président Xi Jiping de modérer le déséquilibre commercial qu’il accuse la Chine d’alimenter par l’exportation massive de produits vers le Vieux continent. Par ailleurs, le maître de l’Elysée se faisait fort d’obtenir de son hôte qu’il prenne ses distances vis-à-vis de la Russie dans le conflit qui oppose celle-ci à l’Ukraine.

Xi Jiping a répété qu’il ne fournissait pas d’aide à Moscou dans la conduite des opérations militaires. Pour le reste, l’espoir de distendre « l’amitié sans limite » qui s’est renforcée ces dernières années entre la Russie et la Chine a été accueilli par le président chinois avec un sourire très poli, mais discrètement ironique. Quant aux déséquilibres commerciaux, le chef de l’Etat français est évidemment reparti bredouille.

Ce qui frappe, dans cet épisode, est que ce dernier semblait une nouvelle fois convaincu qu’il pourrait faire plier Pékin, ou au moins infléchir sa position. C’est désormais une constante parmi les élites de l’UE : malgré leurs échecs répétés, ils continuent de penser qu’ils peuvent peser sur les dossiers internationaux – et Emmanuel Macron n’est pas le dernier, évidemment, à croire en ses propres pouvoirs et talents. Mais il n’est pas le seul.

Les dirigeants européens persistent à croire qu’ils sont légitimes et suffisamment forts pour influer sur le cours des événements

A l’échelle des Vingt-sept, on pourrait nommer cela l’éternelle illusion de la puissance, malgré l’évidence des rapports de force. C’est ce dont a encore témoigné la séquence diplomatique concernant les négociations en cours visant à mettre fin à la guerre en Ukraine. Les dirigeants européens persistent à croire qu’ils sont à la fois légitimes et suffisamment forts pour influer sur le cours des événements.

Sans remonter à 2022, il faut rappeler un jalon important : la rencontre entre Vladimir Poutine et Donald Trump qui s’était déroulée fin août en Alaska. La convergence entre les deux dirigeants avait alors affolé Bruxelles. Dans les instances européennes, on avait dénoncé une collusion qui pouvait se réaliser « sur le dos de Kiev », et qui marginalisait totalement l’UE alors que cette dernière prétend avoir voix au chapitre dans ce qu’elle considère comme son arrière-cour.

Puis, les mêmes s’étaient un peu rassurés en constatant qu’aucun règlement n’avait ensuite émergé ; et même que Donald Trump avait fait mine d’exprimer sa déception en adoptant des sanctions contre deux groupes pétroliers russes. La surprise fut d’autant plus brutale lorsque, le 21 novembre, un « plan en 28 points » était dévoilé, issu de négociations au plus haut niveau entre le Kremlin et deux envoyés spéciaux de la Maison Blanche.

Nouvelle panique à Bruxelles, qui organise en urgence des consultations tripartites : réunis le 23 novembre à Genève, les représentants ukrainiens, américains et européens annoncent avoir retravaillé le plan pour en expurger les dispositions jugées trop favorables à Moscou et inacceptables pour Kiev. La nouvelle mouture est « plus équilibrée », se réjouit-on alors à Bruxelles, comme à Paris et à Berlin.

Sauf que, le 2 décembre, les émissaires de confiance du président américain – Steve Witkoff et Jared Kushner – retournent à Moscou. Des heures de discussions dans la capitale russe n’aboutissent pas, rapportent les grands médias occidentaux, en tout cas pas à des résultats claironnés. En réalité, à part les négociateurs eux-mêmes, personne ne connaît les résultats des entretiens. Et, manifestement, le fil n’est pas rompu. A peine quinze jours après l’annonce des dernières sanctions américaines, celles-ci sont même partiellement levées.

Surtout, alors que les négociateurs américains avaient promis de tenir les Européens au courant en faisant halte à Bruxelles le 4 décembre, ils annulent finalement cette étape – c’est la seconde humiliation de ces derniers jours – et convoquent, au lieu de cela, les représentants ukrainiens en Floride. Ces derniers sont même sommés de ne rien dévoiler à leurs alliés européens. Et tout porte à croire que les discussions avec les négociateurs américains sont catastrophiques pour Kiev.

Le premier ministre hongrois vient d’être rejoint par un interlocuteur inattendu : son homologue belge

Le point n’est pas ici d’analyser le contenu des négociations – qui est en réalité bien plus large que l’issue du conflit russo-ukrainien – mais plutôt de pointer le contraste entre les prétentions de l’UE à jouer un rôle (en faveur de Kiev), et la réalité : cette dernière est ostensiblement sommée par Washington de se tenir à l’écart de l’essentiel. Et ce, alors même que Bruxelles continue à prétendre que c’est la sécurité du continent européen qui est en jeu – car la propagande occidentale ne cesse de répéter que la Russie s’apprête à attaquer l’Europe si elle gagne en Ukraine.

Un constat se confirme donc : l’intégration européenne contribue chez ses dirigeants à conforter le sentiment – illusoire – de leur puissance collective. Par exemple, les réunions répétées du Conseil européen sont souvent le lieu d’une surenchère belliciste, car peu de participants ont envie de passer pour des « mous ». Ainsi se développe un processus pervers qui transforme la propagande de guerre (la Russie est notre ennemie, elle veut nous attaquer) en conviction que leurs auteurs finissent par croire eux-mêmes.

Il y a certes quelques exceptions. Le premier ministre hongrois ne cesse de clamer son opposition à la logique de guerre, dont il constate qu’elle ne peut rien apporter de bon. Une position de « mouton noir » qui agace au plus haut point la plupart de ses collègues depuis longtemps. Mais il vient d’être rejoint par un interlocuteur inattendu : le premier ministre belge.

Bart De Wever n’est pas soudainement devenu pacifiste. Mais son pays abrite l’institution au sein de laquelle sont détenus l’essentiel des avoirs russes gelés. Et, tout récemment, la Commission européenne a proposé un plan pour que ces avoirs contribuent plus directement à la « réparation » de l’Ukraine.

Jusqu’à présent, seuls les intérêts produits par les capitaux gelés étaient utilisés en faveur de Kiev – ce qui constitue déjà un vol, estime Moscou. Si le projet était mis en œuvre, ce sont les avoirs eux-mêmes – 185 milliards d’euros – qui serviraient de caution à l’emprunt que lanceraient les Vingt-sept. Le montant de cet emprunt serait à son tour prêté à l’Ukraine. Puis cette dernière rembourserait l’UE grâce aux « dommages de guerre » que les dirigeants européens rêvent d’imposer à Moscou.

Sauf que, une nouvelle fois, ceux-ci « prennent leurs désirs pour des réalités » (les anglophones évoquent, quant à eux, du « wishful thinking »). Car les Russes n’ont évidemment pas l’intention de payer un kopek. Conséquence : le prêt à l’Ukraine ne serait jamais remboursé. C’est donc finalement sur la Belgique que retomberait la responsabilité de celui-ci – une somme faramineuse au regard de ce petit pays.

Car il n’y a, à ce stade, que deux scénarios. Soit un plan de paix est signé entre Moscou et Kiev sous le parrainage des Etats-Unis, et il n’y a aucune chance qu’il comporte des réparations à payer par les Russes ; soit la Russie sort vainqueur sans appel sur le terrain militaire, et la conséquence financière est a fortiori la même. Il faut rappeler que les dommages de guerre ont toujours été historiquement à la charge du vaincu.

C’est précisément ce que M. de Wever a fait valoir à ses homologues de l’UE. Il a même ajouté qu’il serait dangereux que Moscou se voie infliger une défaite, ce qui a provoqué un véritable tollé parmi les Vingt-sept. Le prochain Conseil européen, où la question sera à nouveau débattue, est prévu pour le 18 décembre.

En politique internationale, il y a les « idéalistes » et les réalistes

La leçon est en tout cas claire : en politique internationale, il y a les « idéalistes » et les réalistes. Ces derniers agissent sur la base d’une analyse rationnelle des rapports de force, alors que les premiers se plaisent à déclamer des grands principes (qui dissimulent en réalité leurs propres intérêts).

L’UE, qui prétend exister pour défendre des « valeurs », relève évidemment de la première catégorie, et affirme combattre au nom de la justice, de la liberté et de l’Etat de droit. Elle est donc poussée par essence à faire de la surenchère hors sol, c’est-à-dire qui fait peu de cas de la réalité.

Ainsi, le ministre français Bruno Lemaire martelait, péremptoire, en 2022 : « nous allons mettre l’économie russe à genoux ». Si les sanctions ont touché cette dernière, ce sont en réalité les économies européennes qui ont plongé dans des proportions bien plus considérables (notamment du fait de l’envolée du coût de l’énergie).

De même, les dirigeants européens exigent, depuis des mois, que des garanties militaires occidentales, probablement sous forme de troupes stationnées en Ukraine, fassent partie de tout accord de paix, sans sembler comprendre que cette revendication ne peut aboutir, car elle a été d’emblée exclue par Moscou.

Toujours et encore le déni de réalité. Avec en perspective de nouveaux échecs et humiliations, ce qu’on ne regrettera pas.

Mais en prenant le risque d’un engrenage guerrier incontrôlé. Ce qui est plus inquiétant.

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